Soin, politique et communauté. Une correspondance de voix à voix. L’émergence d’une communauté éphémère.

Entretien radiophonique et réalisation: Nicolas Zurstrassen.

Correspondance avec Josep Rafanell i Orra.

1.

Vous m’avez envoyé par mail un fichier audio avec des observations sur mon livre et d’autres choses. Nous avons convenu que je procéderais de même, en retour. Je ne vous ai jamais vu. C’est une chose bien étrange que de s’adresser par la voix à une autre voix sans corps. Une voix avec ses nuances, mélopées, intonations, interruptions, silences, glissades, trébuchements…

Vous en savez quelque chose, sur les voix, puisque vous faites des constructions radiophoniques. Mois aussi je suis obligé de m’y intéresser puisque dans les entretiens thérapeutique, dans nos contrés institutionnelles, il s’agit de voix et de corps en coprésence. Là aussi, les voix s’entrelacent, se remplacent, s’accordent ou discordent, se ratent, s’interrompent ou se taisent. Et toutes les nuances qui vont avec : voix monocordes ou enthousiasmées, irritées, hésitantes.

Les psys ce sont des gens très angoissés. Ils vivent dans une sorte d’angoisse due à leur logophylie. Ils se sentent obligés de toujours savoir : comment caser l’événement dans une architecture théorique : sur la psyché, le cerveau, des modélisations cognitives, les systèmes, etc. Et c’est les psychanalystes qui ont été, en particulier, historiquement, vecteurs d’angoisse chez les gens du métier psy, tant ils se méfient de la relation, au prétexte de permettre au Sujet en majuscules d’accéder à la vérité de son expérience.

Dès lors rien d’étonnant que l’on finisse par mettre au placard la question des voix, les gestes du corps et les lieux qu’ils occupent. Par exemple, il est pour un psy du plus haut mauvais goût de se servir de l’enthousiasme alors qu’il est un vecteur crucial de la thérapeutique. Car il a quelque chose a avoir avec la possession, l’enthousiasme. Et si le thérapeute n’est pas un peu possédé ça risque d’aller mal pour tout le monde.

Je suis certain que mon accent faussement espagnol, car ma langue maternelle est le catalan, est important dans ma relation à des patients.

Donc du coup, j’ai demandé à un ami, Patrick Fontana, avec qui j’ai déjà travaillé à plusieurs occasions (en particulier autour d’un travail de composition et d’enregistrement de voix dans des petits collectifs d’usagers dans des institutions de soin), s’il voulait bien tenir le micro et me tenir compagnie. Donc il prend le corps de ce « tiers inclus » dont vous parlez, le micro, ou de votre voix sans corps à l’occasion.

Je pense qu’il y a une question importante, d’abord, si l’on commence par l’affaire de la thérapeutique chez le psy, et c’est, au sens le plus ordinaire, le fait de sentir quelque chose. Percevoir, voir, éprouver cette vision. Par exemple : un ex-travailleur immigré (comme on dit) me débite à longueur d’entretiens des descriptions très détaillées, d’une voix chevrotante marquée par son accent tunisien, vouté sur sa chaise… Donc des descriptions interminables de ses douleurs articulaires, musculaires, indéfinissables. Et tout le méandre de consultations qu’il ne cesse de faire depuis 10 ans. Infatigable. Un véritable emploi du temps : médecins généralistes, neurologues, psychiatres, psychologues, kinésithérapeutes, ostéopathes, naturopathes, pharmaciens. Et encore des neurologues et des psychiatres. Son RSA est un bien maigre salaire pour cette mobilisation permanente. Et les diagnostics qui lui ont été attribués et les traitements qu’il connaît en expert : médicaments antidouleur, psychotropes de toutes sortes, séances chez le kiné, etc.…

Donc un ex-travailleur immigré dans une chambre perché au 15ème étage d’un foyer ADOMA aux façades lépreuses. Je vois depuis sa fenêtre le panorama de cette partie de la banlieue du 93. Peut être les derniers vestiges du bois de Romainville qui jadis s’entremêlaient à des lopins de maraichage et aux murs à pèches…

Mais cette fenêtre ouvre aussi vers les paysages caillouteux du Sud de la Tunisie. Je ne suis jamais allé en Tunisie mais ces derniers temps je suis devenu ami avec un jeune exilé tunisien arrivé en France dans un bateau de fortune, lui comme quelques autres milliers de parias, harcelés ensuite par la police, contraints de faire place nette sur la ville de Paris, contraints de vivre dans des taudis et des petits bidonvilles dans la banlieue parisienne. Parfois dans des squats ouverts avec l’aide des jeunes des milieux de squatteurs. Donc, ce jeune Tunisien, l’autre, le sans papiers vient aussi du Sud, d’un village près de Zarzis. Donc nous parlons des paysages caillouteux du Sud, de son village et de sa mère, de son père mort lorsqu’il était enfant, de son mariage. De son effroi, de la découverte effrayée quand, lors de la première nuit de noces il découvrit que sa femme avait un genre indéterminé : mi-femme, mi-homme. De la longue suite de démarches médicales pour de couteux traitements hormonaux pour sa femme, en Tunisie et en Suisse… Et puis son divorce. La mort de sa mère. Le début de ses douleurs, ses consultations chez de guérisseurs, en Tunisie, au Maroc, en Algérie. Fin de course dans un foyer ADOMA. Avant on disait pour des « travailleurs immigrés », aujourd’hui plutôt des chômeurs ou des retraités pauvres, d’une ville de banlieue.

Il a évidemment été question des djins dans notre dialogue. Mais on ne réveille pas impunément les djins. Comment parle-t-on aux djins ? Par des multiples médiations. L’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan nous a appris ça : et c’est d’une inestimable valeur. Cesser de forcer les faits pour les faire rentrer dans les constructions ontologiques occidentées : le Sujet, etc. Qu’il s’agit non pas de s’adresser à des Sujets mais à des « êtres en relation » qu’on ne peut soigner que s’il s’effectue des rencontres entre des mondes hétérogènes. Donc, au bout du compte que soigner est une question collective et que les collectifs soignent en se soignant. Dès lors il faut en tirer les conséquences : même dans un tête-à-tête on met en jeu une relation collective. Le problème avec l’ethnopsy, aujourd’hui en plein déclin, c’est qu’elle a complètement raté l’articulation politique. Là, comme chez beaucoup d’autres milieux psy d’ailleurs, l’argent, avoir un poste universitaire coute que coute, avoir de la notoriété, ont pris le pas…  On se souvient de la triste présence de « l’ethnospy » dans le très réactionnaire « Livre noir de la psychanalyse ». (Petite parenthèse : ça a permis en réaction de redonner des couleurs progressistes à la psychanalyse en tant qu’institution, elle qui s’est montrée, dans ses rapports aux « faits sociaux », si foncièrement conservatrice : il suffit de penser à ses positions sur la filiation homosexuelle, sur les métamorphoses des configurations familiales, sur les drogues, sur son mépris d’autres pratiques thérapeutiques, etc.). Donc le problème de l’ethnopsychiatrie c’est de ne pas avoir été plus loin dans la déconstruction. Comme si pour « construire » il ne fallait pas déconstruire ! A commencer par les institutions inscrites dans une politique du soin, où la santé est une question de gestion des populations, une gestion politique : la politique d’intégration des individus et des milieux dans l’ordonnancement social de l’économie. L’ethnopsychiatrie ne s’est jamais risquée à en prendre le contre-pied, souvent obnubilée par sa quête de notoriété. Mais on y reviendra.

Donc des corps se rencontrent dans un lieu. Ici, un bureau tristounet dans un algeco provisoire d’un service d’insertion pour des allocataires du RSA en reconstruction. Un lieu hanté par d’autres lieux. Et d’autres voix : celles de médecins, de psychiatres, de guérisseurs.

Un lieu est un agencement d’éléments. Le thérapeute est un de ces éléments. Un élément actif dans un lieu institué. Une institution surcodée par des discours, des contraintes, des lignes de fuite aussi… peut être. Un espace qu’il faut déconstruire pour qu’émerge une communauté éphémère entre le patient et le thérapeute. J’appelle la constitution de cette communauté la composition d’un processus thérapeutique : où le communisme de la guérison.

Donc voilà une première contrainte qui s’impose au thérapeute, à ces voix, leurs nuances, ces corps embarrassés peut-être, la composition des mondes qui habitent ces deux corps qui ne se rencontrent pas dans un terrain neutre. Donc voila que la contrainte est forcement politique. Il faut déconstruire ces surcodages pour ouvrir un processus indéterminé de communisation.

(…)

Texte intégral, en pdf, ici:

soin-politique-et-communaute-la-vie-manifeste

Paru en version audio dans La Vie manifeste.