Nous sommes allés à la rencontre de Josep Rafanell i Orra, un ami psychologue qui part de son expérience de soin auprès des marginaux, des drogués, des migrants, pour bâtir une théorie du soin comme attention aux autres et aux choses, soin des attachements que nous devons renouer, soin des mondes qu’il nous revient de configurer, aussi bien dans la thérapeutique que dans la « vie quotidienne ».
Sa pratique s’oppose frontalement au « capitalisme thérapeutique » qui identifie le système de santé et la santé du système. Le capitalisme correspond au processus d’intégration de toutes et tous à l’économie, qui nous somme individuellement de trouver un projet de vie compatible avec la croissance et l’expansion des rapports marchands. Evidemment, ce processus capitaliste crée d’autant plus de misère (existentielle, affective, sexuelle) et de troubles psychiques qu’il assèche la réalité, la réduit à du comptable, du monnayable, du mesurable, du rentable.
Contre l’intégration de tout dans le paradis homogène et désertifié de l’économie, il y a à retrouver la joie de s’attacher les uns aux autres, de se sentir part d’une communauté. Plus que tout, il faut un plan pour faire vivre ces communautés multiples qui émergent quotidiennement en dehors de l’économie (groupes d’ami·es, familles, associations, zones à défendre, squats…), et empêcher leur dissolution et/ou leur récupération économique. Quelques lignes de fuites sont données dans ce long mais intéressant entretien, que nous avons présenté comme un article pour plus de commodité.
Prendre les malades au sérieux : le cas ethnopsy
La psychologie ne m’a jamais beaucoup intéressé, je pense que c’est vraiment un sale métier que de prétendre guérir les autres quand on n’a pas d’autre pouvoir que celui de la séduction, ou celui d’une généalogie institutionnelle que l’on occulte en faisant semblant que tout se passe dans la tête du patient2.
Tobie Nathan [le chef de file de l’ethnopsychiatrie] proposait autre chose, il nous proposait de convoquer des mondes, donc des collectifs, des communautés. Les êtres de mondes pluriels. Les mondes des êtres hétérogènes. Une sorte de cosmothérapeutique. Il nous disait qu’il fallait fabriquer des médiations entre des êtres hétérogènes. Il nous avertissait: « ne dites jamais à un patient: ne pensez-vous pas que ceci ou cela…? ». Mais plutôt: « je pense que… ». Ou alors « Chez moi on pense que… ». Avec lui il fallait être dans l’affirmation d’un monde que l’on peut négocier. Convoquer des collectifs. Faire surgir les formes de vie de la communauté et des passages entre des mondes! Pour le dire autrement, il s’agissait d’une psychothérapie des lieux, si par lieu on entend le lieu de relations. Une éthopoïètique, pour le dire avec les mots de Foucault.
Tobie Nathan, à la suite de Georges Devereux, avait mis en pratique ce qu’on a appelé l’ethnopsychiatrie en France. C’est-à-dire, pour faire très court, des processus thérapeutiques qui tiennent compte, dans un contexte « occidenté », des formes de compréhension des désordres, de la souffrance, à partir non pas d’une matrice conceptuelle universaliste, comme la psychiatrie occidentale, mais en convoquant des étiologies situées, qui portent sur une hétérogénéité d’êtres. Pas de rapport au Grand Autre fondateur de l’humanisation, mais des relations mineures entre les autres et les autres des autres, des humains, des esprits, des ancêtres, des divinités…. Il voulait prendre en compte tout un tas de logiques de régulation et de composition des mondes.
Ce qu’il nous a proposé, et mis en pratique avec des consultations thérapeutiques, c’est que les gens qui viennent d’ailleurs, ont vraiment un « ailleurs », qu’ils ont d’autres façons de penser la souffrance psychique. Qu’ils pensent. Qu’il y a des modes d’existence de l’expérience qui ne se laissent pas réduire à une seule matrice anthropologique. Il disait aussi: il faut prendre appui sur une multiplicité de logiques théologiques et de processus d’influence. La psychothérapie est toujours une technique d’influence. A nos risques et périls. Bon, plus tard, l’ethnopsy est devenue aussi une tarte à la crème où la plupart des héritiers du Maître ont joué en solo la mise en scène de leur réputation, de leur petite notoriété sous un vernis culturaliste, et ceci jusqu’à adhérer à un respectable républicanisme multiculturel.
En pratique, l’ethnopsychiatrie s’était positionné contre la thérapeutique dominante dans laquelle on écoute gentiment les gens en disant « Ah oui, oui, tu penses que t’es possédé? Comme c’est intéressant…! ». Mais au fond on continue à penser que c’est une forme d’hystérie de conversion. Et si quelqu’un se dit victime d’une attaque sorcière, on lui dit « ah oui oui, c’est formidable, très intéressant », mais au fond on continue à penser qu’il s’agit d’un trouble paranoïde de la personnalité avec des pulsions homosexuelles refoulées.
Isabelle Stengers, qui s’est beaucoup intéressée à l’ethnopsychiatrie, disait que si on s’intéresse aux gens et à la singularité de leurs mondes, il faut en finir avec la tolérance, cette forme polie de mépris. Tobie Nathan répondait clairement : on prend les gens au sérieux. Donc on prend au sérieux leurs mondes. Après, aujourd’hui, il joue un rôle ornemental dans plein de médias français. Il semble aimer ça. Il n’a plus rien à perdre ni a gagner, on dirait, après avoir été un sacré guerrier. Mais ça c’est une autre histoire… On peut cependant lire avec profit un de ses derniers textes « Bereshit ou le manuel de thérapie » dans Quand les dieux sont en guerre. C’est un texte lumineux.
Prendre soin c’est prendre soin des relations
Il me semble qu’on ne peut pas penser ce qu’on appelle la folie sans le faire en relation avec les institutions, comment l’institution a fabriqué et continue à fabriquer la folie. Comment elle a vectorisé et continue à vectoriser l’expérience de la folie. La psychiatrie occidentale, c’est aussi une tradition, un champ polémique qu’il faut historiciser. Je pense que des nouvelles pratiques qui émergent aujourd’hui (groupes d’autosupport, groupes d’entraide) sont des formes de réappropriation de l’expérience de la « folie » parce qu’elles sont au fond en guerre contre l’institution. Ces nouvelles manières de faire donnent une autre intelligibilité, d’autres régimes de sensibilité aux expériences de la « folie ». Donc il y a un truc qui se joue dans des zones grises, dans des zones génératives, dans des frontières entre l’institution et des nouveaux dispositifs, qui sont des modes de réappropriation et d’émancipation en même temps. Affirmation et négation.
Ma proposition dans les différents textes que j’ai écrit sur ces questions-là, c’est qu’on ne soigne pas des individus, mais qu’on soigne des relations, on prend soin des relations, car c’est dans la relation qu’il se passe quelque chose qui est entre des individus, lesquels ne sont jamais déjà constitués. L’individu déjà constitué est une fiction: l’individu n’est qu’un processus constant de co-individuation, l’exploration de co-existences. Exister, comme le dit David Lapoujade, c’est faire exister. Une relation ne relie pas deux termes indépendants [« toi » et « moi »], au contraire ce sont les termes qui émergent par la relation. Il y a d’abord la relation, puis ensuite les « individus » de l’individuation. Un patient n’existe pas avant qu’on ne le rencontre, n’est-ce pas? La psychothérapie est une rencontre.
Donc la santé mentale, évidemment, on ne sait pas trop ce que ça veut dire. Ce que reproche Deleuze à la psychanalyse, c’est que pour la psychanalyse toute chose est tout symptôme, le signe d’autre chose. Toute chose veut dire autre chose, qui veut dire autre chose et ainsi de suite jusqu’à la sidération finale ou l’ineffable sentiment du vide… Le psychanalyste a un mal fou à s’intéresser aux potentiels d’existence car s’il s’y intéresse la scène analytique est polluée, d’abord par lui-même. Le psychanalyste est dans une logique « saltatoire », comme dit William James. Pour moi c’est vraiment pas possible d’être en relation avec quelqu’un en prétendant interpréter ce qu’il dit : c’est complètement oublier que si quelque chose vient à l’existence c’est de proche en proche et parce que ce que je fais et ce que je dis contribue à cette apparition. C’est une profonde lâcheté prétendre le contraire. J’appartiens à la situation. La psychothérapie est une déambulation par laquelle émergent des mondes en train de se faire. Et, en tant que thérapeute, j’en suis.