« Manu, c’était pas ça… »

Josep Rafanell i Orra. La fin d’un monde en feuilleton.

Un monde cauchemardesque qui s’écroule. Des mondes qui surgissent, pour le meilleur et pour le pire. L’écriture de ce feuilleton dont nous publions le premier chapitre, a précédé l’Acte II et III de la révolte des Gilets jaunes.
Le président d’un pouvoir vide, errant dans le palais de l’Élysée devenu une forteresse désertée qu’il partage avec Benalla et Vincent Crase, réduits à fumer des pétards, harnachés de casques VR HTC Vive Pro ; Brigitte disparue ; des millions de déplacés en Normandie après l’attaque d’un groupe millénariste de la Congrégation du Dernier Jour dans une centrale nucléaire ; des catastrophes dues au dérèglement climatique, les émeutes des Bouseux Ingouvernables à la suite d’une épidémie de cancers due à des pesticides ; un coup d’État organisé par le Bloc Patriotique Républicain qui conduit à la dislocation de la France ; des territoires tenus par des néo-camisards ; un Belleville hors-contrôle qui s’organise en nouvelle commune. Et puis Awa, une hacker noire descendante des Lébous, qui essaye de faire parler des divinités muettes depuis sa mansarde d’un immeuble délabré de la rue de Tourtille. Elle tentera de sauver des maquisards égarés dans les mondes de réalité augmentée…
Des insurrections et une multiplicité de mondes malgré la catastrophe annoncée.

Chapitre I

L’homme se tient debout, le dos voûté, face à une fenêtre du salon Napoléon III du palais de l’Élysée. Au bout d’un moment, il colle le front contre la vitre. Il a l’air absent, perdu dans de pénibles pensées. Ses yeux errent de la coupole du jardin d’hiver, effondrée par endroits, au sol jonché de débris de verre. Une végétation naissante commence à envahir le lieu. La renouée du Japon s’entrelace aux branches des robiniers encore jeunes. Des buddleias commencent à éclater les parquets anciens.

Le regard du président est vide. Il détourne les yeux et aperçoit son reflet renvoyé par un immense miroir : un visage flasque, un rictus d’angoisse et de découragement, la peau moite et des cheveux grisonnants qu’il a cessé de teindre depuis longtemps… À quoi bon ? Brigitte n’est plus là. Depuis le dernier Congrès du Parlement à Versailles, en mai 2022, il semble avoir vieilli de vingt ans. Il hausse ses épaules tombantes, tourne son dos voûté à ce théâtre de désolation, et s’apprête à reprendre sa marche sans but dans les couloirs désertés du palais. Soudain, une douleur foudroyante lui parcourt le thorax : « c’était pas ça, Manu, c’était pas ça… », marmonne-t-il péniblement entre ses dents. Alors, dans le silence du grand salon, on n’entend plus que l’écho de ses pas qui s’éloignent et le conduisent dans le dédale des couloirs innombrables.

Tandis qu’il foule les anciens tapis devenus râpeux, tachetés de brûlures de cigarette, lui revient en mémoire une scène insignifiante et pourtant prémonitoire. C’était au début de son premier quinquennat, bien avant le suicide de Brigitte dans son jacuzzi. Il s’était retrouvé dans un « bain de foule » organisé par les services de communication de l’Élysée. Il avait serré les mains de quelques militants LREM stratégiquement dispersés dans l’assistance. C’était lors de son déplacement à Suresnes, en 2018, à l’occasion de la commémoration de l’appel du 18 juin au mont Valérien. Il revoit ce gamin agrippé aux barrières métalliques de sécurité au milieu d’un petit attroupement de badauds. Il l’entend l’apostropher, d’abord avec quelques couplets de l’Internationale, puis en lançant à tue-tête un grand « Ça va Manu ! » accompagné d’un sourire narquois. Le président, entouré de ses gardes du corps, l’avait rabroué sans hésiter avec un rictus hargneux déformant son visage. Quelques heures plus tard, il avait demandé aux services de presse de l’Élysée de diffuser les images de la scène sur Twitter, immédiatement relayées par les médias. Sur celles-ci, on voyait le collégien décontenancé qui encaissait la réponse acerbe, à la syntaxe approximative, du chef de l’État : « Le jour où tu veux faire la révolution, t’apprends d’abord à avoir un diplôme et à te nourrir toi-même. À ce moment-là t’iras donner des leçons aux autres ». Tout allait bien à l’époque : au sommet de sa gloire, adulé, partout célébré, il avait les médias à ses pieds… Quelle erreur ! Il se rappelle aujourd’hui les mots du vieux poète qu’il apprit avec Brigitte lorsqu’il était lycéen , sans trop les comprendre jadis : « La pensée est l’esclave de la vie, et la vie est le fou du temps… ». Le jeune garçon était réapparu trois ans plus tard dans un film de propagande, toujours avec sa mèche rebelle, le regard farouche planté dans l’objectif de la caméra. Il portait un fusil semblable à un jouet en bandoulière et était entouré des membres cagoulés d’une brigade de maquisards, vraisemblablement basée dans le Vercors. Le groupe appelait à organiser la résistance. On avait su plus tard que d’autres groupes y avaient répondu, depuis les contrées désolées des Cévennes, les gorges du Tarn, le plateau des Milles Vaches, jusqu’aux bocages mayennais.

(…) La suite.