Itinérants (postlude)

 

 

Il faut aussi tenir compte de ce fait que la minute où nous étions pouvait être l’un de ces moments critiques qui concentrent soudain en eux, telle une lentille, tout le passé, tout le présent et peut-être même tout l’avenir d’une existence.

Fédor Dostoïevski, Les Démons (Les possédés).

Dans sa conférence en 1967 à Tunis, Des espaces autres. Hétérotopies, Michel Foucault tenait, en introduction, ce propos quelque peu énigmatique:

« Peut-être pourrait-on dire que certains des conflits idéologiques qui animent les polémiques d’aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace[1] ».

La suite suggérait, il y a déjà cinquante ans, qu’un des traits de notre contemporanéité est la mise en réseau de l’espace.

Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie qui se développerait à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise son écheveau.

L’espace est dorénavant conçu au travers de l’emplacement et le transport de tous les êtres, les humains et les choses.

Dans nos temps de démente accélération, les nouvelles formes de gouvernement nous voudraient indifférents aux lieux que nous habitons. Il nous faudrait juste occuper le monde. Nous sentons sourdement que la folle circulation à travers le réseau conduit à la disparition du monde. Ce dont on voudrait nous affliger, c’est de rester occupés par nous-mêmes malgré nos déplacements, insensibles aux variations de la présence des êtres et des choses. Le temps lui-même devient une occupation. D’ailleurs, ne dit-on pas qu’il faut occuper les enfants, ces êtres qui excellent dans l’habitation des lieux, ces magiciens surgis du chaos qui œuvrent à l’instauration des coexistences ?

Contre l’asphyxiante mise en projet de ce que nous sommes (et tous les likes expédiés dans le réseau n’y changeront rien), il nous faut régionaliser l’expérience, avancer de proche en proche pour devenir, chemin faisant, ce que nous ne sommes pas encore. C’est parce que le dehors est déjà en nous, et pas forcément ailleurs, que nous pouvons accueillir des visions qui nous font sentir notre présence au monde. Faire exister une esthétique des transitions, c’est être attentif à leur expression[3].

Se laisser étonner par ce que nous voyons, devient un premier geste d’insubordination. Contre les connexions programmées d’un point à un autre, nous pouvons nous embarquer dans les lignes irrégulières de nos déambulations. Autant de chemins de vie qui nous font voir des mondes en train de se faire. Habiter des lieux, c’est constituer un archipel de situations qui nous invite au voyage.

Nous essayerons juste de prendre au sérieux les conséquences de la fragmentation du monde :

« La fragmentation peut en effet être interprétée de manière positive au sens où elle ouvre des passages – certes parfois inhabituels – qui n’existaient peut-être pas avant. Ainsi, elle permet aux habitants de se faire eux-mêmes un « passage », et de trouver une place au milieu des ruptures créées par la dislocation[4] ».

Appelons cette « place » la localisation de l’expérience tendue vers le dehors. Un lieu est l’étoffe de mondes relationnels par lesquels nous percevons la différenciation du monde. Il est une condensation de potentiels d’existence qui n’existent que dans les passages. C’est ainsi que l’amour, dans son entrelacement d’affections, ouvre toujours vers un nouveau monde où les amants peuvent continuer à s’aimer sans n’être plus jamais les mêmes.

*

Il y aurait donc les habitants acharnés de l’espace. On peut entendre l’adjectif « acharnés » comme cette avide compulsion à occuper le monde pour y opérer la mise en œuvre d’une folle circulation d’où toute métamorphose doit être exclue.

Occuper le monde, c’est défaire les zones formatives de l’expérience, effacer les trajets par lesquels nous éprouvons notre intériorité. Car qu’est-ce qu’une « vie intérieure » sinon un certain rapport avec un ailleurs ? On nous dit que les âmes sont mortes. Mais peut-être qu’elles sont juste effrayées, condamnées à l’errance, empêchées de s’engager dans un trajet au cours duquel elles trouvent à exister. Une âme est le pur accroissement de l’expérience. « Prêter une âme, c’est agrandir une existence[5]. » Chaque chose et chaque être peuvent avoir une âme car tout peut être animé.

Qu’en est-il alors de l’adjectif pieux accolé aux « descendants » du temps ? Foucault, dans sa réflexion sur la spatialisation du monde de la modernité, ne donne pas de suite à cette question. S’agit-il de la fidélité à la mémoire, de l’intensité imaginale du travail généalogique, de l’actualisation des histoires échouées sur les bords de l’Histoire ? Sans doute tout cela à la fois. Pour nous arracher au paradoxe d’un présent qui nous fige dans l’anxieuse projection « d’un temps sans cesse plus bref[6] », celui de l’instant d’après, il nous faut prendre le parti du retour à l’expérience.

Ce qui est en jeu, ainsi, ce sont les formes de vie possibles de la communauté. Comment pourrions-nous revenir sur ce qui a été, et aller vers ce qui pourra être, sans en partager les conséquences ? Le temps vécu ne peut être rien d’autre qu’une manière de s’attacher à d’autres êtres. Faire retour à l’expérience, c’est rester fidèle au réel des coexistences qui nous font exister.

Surgit alors une pluralité de temps, réfractaires à toute linéarité, irréductibles à l’abstraction de la mesure qui en rend possible l’unification. Contre le temps furieusement accéléré de l’économie, et ses lignes de destruction, le temps compté, contre la trame d’actions-réactions qui nous enchaînent, porter notre attention à l’expérience des nouveaux commencements.

Sortir de la catastrophe, c’est arrêter la reconduction du monde. Si le temps doit redevenir notre temps, le champ de notre expérience, c’est que celui-ci est, à nouveau, « moins ce qui passe que ce qui revient[7] ».

« Quand les païens parlaient du monde, c’était toujours les commencements qui les intéressaient, et les sauts d’un cycle à un autre ; mais maintenant il n’y a plus qu’une fin, au terme d’une longue ligne plate, et, nécrophiles, nous ne nous intéressons qu’à cette fin, pourvu qu’elle soit définitive. […] C’est l’apport de l’Apocalypse[8] ».

Mais notre temps de catastrophe n’est plus celui de la transcendance d’un dieu terrible en fureur. Le désastre est devenu immanent au monde. Gaïa, l’indifférente[9], n’attend de nous ni repentir ni conversion, n’en déplaise aux nouveau prêtres gestionnaires d’une écologie du désastre. Elle semble pouvoir exister aussi bien dans un monde sans humains qu’avec des humains sans monde dans l’absence d’un horizon d’attente.

La catastrophe n’est plus à annoncer. Elle est le présent dans un enchaînement d’instants du probable qui rend le temps totalement présent. Contre le probable, aujourd’hui le pire, nous pouvons éprouver des nouveaux commencements en relocalisant le possible.

Ce qui se présente à nous, les pieux descendants du temps, c’est que, dans les manières singulières d’habiter les lieux, il n’y a plus de maîtres du temps.

*

Nous sommes plus que jamais confrontés au commandement de la tentaculaire régie capitaliste. Et pourtant, tout porte à croire que nous assistons à la fin du projet d’homogénéisation du temps social vectorisé par l’économie. Le temps du capital s’est disloqué. Quoi de commun entre la scansion du temps discipliné du régime esclavagiste des maquilladoras et autres « ateliers du monde », la dispersion du temps des masses de travailleurs ubérisés, le temps projectif des ingénieurs précarisés de la Silicon Valley, le temps suspendu des homeless proliférant dans tous les tiers mondes, y compris ceux de l’intérieur du premier monde, le temps de l’attente des foules de migrants entassés dans des camps et des centres de rétention ? Aucun gouvernant ne peut plus nous faire croire à l’intégration des projets de vie dans sa ligne chronologique. Aucun révolutionnaire ne peut pas plus nous faire miroiter une synthèse vers le Progrès. L’économie est devenue le vecteur d’une collusion de temps et de mondes fragmentés. Il n’y a plus d’oïkos en mesure de contenir la dislocation de l’économie, comme il n’y a plus d’époque pour absorber l’éclatement de sa temporalité.

Il n’en reste pas moins que l’implosion de la vie en société est de plus en plus recouverte par la nappe réticulaire du réseau. Et que celui-ci, dans un simulacre d’homogénéisation, s’acharne à capturer tous les potentiels d’existence. La pieuvre de l’économie ne se contente plus de tirer profit de ce que nous faisons, de ce que nous sommes, mais capitalise ce que nous pouvons faire et devenir avant même nos actions. Spéculer sur le probable, ici, remplace le possible. On veut nous faire croire que l’accès à leur monde virtuel serait une réalité augmentée, là où il n’y a qu’un monde quadrillé.

Ne nous annonce-t-on pas tous les jours de nouvelles interfaces entre nous et le monde pour mieux le personnaliser ? Déjà des applications sur nos i-Phone nous proposent  des dérives psychogéographiques, des créations d’ambiances qui nous disent ce que nous sommes censés avoir envie de sentir et de percevoir dans nos envies. Elles nous conduisent vers telle rue où s’alignent des bars branchés, ou vers tel musée, telle plage. Dans tel club échangiste nous attendent des amis probables. Le problème, ce n’est pas qu’il leur soit possible d’anticiper algorithmiquement la moyenne de nos sentiments, c’est que nous puissions agir et sentir comme des algorithmes et calculer moyennement notre bonheur. Pour que des robots puissent devenir de plus en plus humains, il faut bien, de plus en plus, que nous leur ressemblions. Ce que nous sommes censés être signe la collusion avec ce que nous sommes, sur un fond de dépression. Sentir devient une distraction. Le temps semble arriver où une vie ne sera qu’une variation de la survie dans la gigantesque usine du divertissement.

Pour les fanatiques militants de l’économie, il s’agit maintenant de gouverner le monde  des humains comme un environnement. Mais on mesure leur absurde prétention à l’aune de l’intrusion imprévisible des mondes non humains chez des humains de plus en plus dépourvus de monde. On ne peut pas gouverner le désert qui avance, ni le silence assourdissant des oiseaux.

Nous ne sommes plus dans une guerre sociale, mais dans une guerre entre des milieux. Entre le milieu total de la décomposition capitaliste, celui des comptes de la valeur, dont la valeur du désastre, et les milieux fragmentaires des laissés-pour-compte, ceux qui ne veulent plus compter, et pour lesquels l’incalculable valeur de la rencontre fait surgir le partage de formes de communauté.

Nous le disions ailleurs[10] : il nous faut recommencer par le début, c’est-à-dire par le milieu, c’est-à-dire par des rencontres. Mais si des rencontres ouvrent à de nouveaux commencements, c’est qu’elles ont lieu sur le fond d’une radicale hétérogénéité entre des mondes. Intensifier l’expérience du réel, c’est faire exister d’autres êtres qui, en retour, nous font exister[11]. Et s’il n’y a pas un seul mode d’existence, c’est qu’il n’y a pas non plus un seul monde où tous les êtres trouvent à exister. Nous sommes entrés dans une époque de maquis ontologiques. Être attentifs aux transitions entre des mondes, c’est vivre le mystère inépuisable de ce qui vient à exister. C’est faire surgir l’archipel qu’est le réel du monde. Dans l’attention portée aux passages naissent toujours de nouvelles communautés.

*

L’itinérant, en s’engageant dans des passages, contribue aux mondes à venir. Il œuvre ainsi à la destitution de ce monde. Pour lui, il est toujours question de rapports compliqués entre des mondes, Il est l’être des régions intermédiaires d’où surgit la différence ou les traits d’union ontologiques.. En prise avec des potentiels d’existence, l’itinérant, comme le migrant, « sort du monde des connaissances familières pour suivre une série de signes qui nous entraînent vers un autre monde[12] ». Il sait que pour changer le monde, il lui faut changer de monde. À ses risques et périls.

Qu’est-ce qu’il y a de commun entre un universitaire célébré, un haut cadre du FMI, un artiste à succès, un sportif devenu un mercenaire, un trader adulé pour ses exploits, un prédateur sexuel, un voleur d’images, tous obnubilés par les ressources du réseau planétaires ?

La corruption du nomadisme.

Que dire d’une époque dans laquelle le nomadisme s’est dégradé en tourisme universel, dans laquelle tout voyage est devenu une affaire, le transport de la valeur ? Qu’une secte de hackers à la négativité revigorée trouve le moyen de bloquer pendant quinze jours les panneaux d’affichage des grands aéroports du monde, et nous vivrions non seulement une gigantesque et joyeuse pagaille économique, un magnifique krach boursier mais aussi la preuve qu’une attaque décisive contre l’abstraction de l’expérience passe par l’interruption des flux qui ne font que nous déplacer. Bloquer les flux c’est fuir un futur fait d’instants qui se suivent et qui nous figent dans une époque de présent compacté.

Mais vivons-nous dans une époque ? Voulons-nous encore y vivre ? Après l’affaissement de la ligne du temps de la modernité, pouvons-nous encore croire qu’une époque suffise à contenir la pluralité des temps qui nous permettent à nouveau d’habiter une multiplicité des lieux ?

C’est parce que nous nous obstinons à défendre des lieux que nous pouvons dire non. Des gestes de négation peuvent alors devenir le prélude d’autant des « sauts » vers un autre monde. Mais pour nous élancer, il nous faut croire qu’un autre monde peut, peut-être, nous accueillir[13]. Notre confiance en un monde possible contribue à le faire exister. C’est dans cette possibilité que s’engage à nouveau le devenir d’un nous qui s’éprouve avec le monde. C’est se risquer à l’amitié. Mais qu’est-ce que l’amitié sinon tenir aux lieux où celle-ci trouve à s’incarner ?

Comment faire exister un monde de telle sorte que ceux des autres puissent y exister ? Il faudrait déjà se débarrasser des opérations de réduction contenues dans la représentation. Il y a toujours de la séparation dans l’idée de la représentation. Elle conduit toujours à l’institution de la distance qui conjure les effets imprévus de la présence. Rendre présent plutôt que représenter, tel est l’enjeu de l’hospitalité : accueillir le nouveau qui est déjà en nous, pour ne pas offenser le monde.

(« Je crois que l’homme est mûr pour d’autres chose, dit-il. Pas seulement pour ne pas voler, pour ne pas tuer, etc, et pour être un bon citoyen… Je crois qu’il est mûr pour autre chose, pour de nouveaux, pour d’autres devoirs. C’est, cela je crois, que l’on sent : l’absence d’autres devoirs, d’autres choses, à accomplir… Des choses à faire pour notre conscience, dans un sens nouveau »[14]).

Penser le monde c’est penser avec le monde, c’est nous laisser emporter par des idées comme autant de transitions. Une idée dont nous faisons l’expérience conduit toujours à une autre idée qui se laisse contraindre par le parcours dans le monde. Leur nature intermédiaire ne réclame aucun fondement[15]. Elles contribuent aux trajets qui nous font appartenir à une situation. Les idées conductrices exigent toujours un travail de traduction dans l’infinie variété de mondes.

Traduire, ce n’est pas interpréter. Ou, s’il y a interprétation, celle-ci n’est pas un dévoilement, l’épiphanie d’un signifiant qui s’abstrait de la situation censé donner un sens à ce que nous vivons. L’interprétation est une variation de perspective, un processus dans lequel nous sommes guidés à travers des situations. Elle nous installe à l’intérieur d’un point de vue comme condition pour les faire exister. Une interprétation, en raccordant des mondes, nous invite aux troubles des passages[16].

Mais il se peut qu’au bout d’un voyage, franchir un seuil s’avère impossible. Peut-être que nous n’en connaissons pas (encore) les précautions ni les usages. Que nous ne savons pas encore avec quels êtres il faut converser. Quelles divinités et quels ancêtres il nous faut honorer. Nous n’en connaissons ni la langue ni les gestes pour produire une adresse. Il nous faut accepter qu’une porte puisse nous rester fermée. Franchir un seuil peut être la tâche de toute une vie.

(On a beaucoup glosé sur la défection radicale de Bartleby. On s’est moins attardé sur ses dernières paroles, sur son geste de négation, lorsque, s’adressant à l’avoué, pris de remords, qui lui rend visite dans son asile-prison, il lui dit : « Je sais où je suis, et je n’ai rien à vous dire. »[17]).

D’ailleurs, il se peut qu’au cours du voyage nous soyons devenus étrangers à notre propre langue. Et qu’il nous faille traduire, pour pouvoir revenir, notre propre étrangeté. Peut-être des amis nous attendent.

*

Il nous faut prendre soin des manières de nous lier. Mettre en partage nos expériences. On ne prend pas soin d’individus déjà constitués mais des relations qui nous font exister. Se posera alors à nous la question de l’hospitalité : pour accueillir les autres et leur monde, il me faut avoir mon monde. Ai-je un monde ? Quelles sont ses propriétés ? Dans l’hospitalité, ce qui est en jeu, c’est la perception renouvelée des lieux où nous habitons, de telle sorte que les mondes des autres puissent y exister. Etre présents dans notre monde pour sortir l’immonde charité, celle qui se représente le monde, tout aussi bien celle du militant que celle de l’institution d’accueil.

Le soin porté aux relations coïncide avec l’attention portée aux lieux où celles-ci trouvent à se déployer. En prendre soin n’est rien d’autre que faire sécession avec l’univers mortel de la négligence et, dans le même mouvement, affirmer des formes de vie de la communauté. Appelons cela l’instauration de fabriques de la Commune.

Il ne s’agit pas de convoquer révérencieusement l’abstraction d’un bien commun, introuvable dans sa généralité, et dont on ne voit pas comment il ne serait pas subordonné à son intégration dans l’ordre du gouvernement de l’économie. Mais d’œuvrer à l’émergence de situations dans lesquelles la rencontre devient à nouveau possible. Il n’y a pas de monde commun qui précède les formes singulières de communisation. Entre la communauté déjà là et le monde, il me faut toujours choisir le monde.

Communiste : on voudrait garder ce mot comme la figure ingouvernable de l’affirmation de la multiplicité. Le communisme est l’accroissement de l’expérience des coexistences. Mais coexister n’est rien d’autre que faire exister ce qui n’est pas (encore) de ce monde et, dans le même mouvement, destituer ce qui en dénie la possibilité.

« La lutte pour le communisme est déjà le communisme », nous dit Franco Fortini. L’expérience communiste se déploie dans l’entrelacement de forces d’affirmation et de négation.

On nous dit que le communisme n’est que la chimère d’une pure virtualité. Nous dirons que le virtuel est plus réel que le réel. Car le réel en train de se faire est toujours un appel à l’expérience à venir. Les potentiels d’expérience ne sont jamais de ce monde. Ils appartiennent déjà à ceux qui vont advenir.

Dans les ruines de l’ancien monde, un archipel de la Commune est en train de se dessiner. C’est une question de générations, avec ses ancêtres et ses descendants. C’est une question de génération, c’est-à-dire d’engendrement, et non pas de fondement ni d’origine. C’est la question d’une multiplicité de commencements contre l’oubli. Pour nous, pieux descendants du temps, quand le temps devient notre temps, demain a déjà commencé.

 

Autant dire que le réel n’est pas le résultat des lois qui le régissent, et qu’un dieu saturnien dévore par un bout ce qu’il fait de l’autre, légiférant contre sa création puisqu’il crée contre sa législation. Nous voilà forcés et de sentir et de penser la différence. Nous sentons quelque chose qui est contraire aux lois de la nature, nous pensons quelque chose qui est contraire aux principes de la pensée. Et même si la production de la différence est par définition « inexplicable », comment éviter d’impliquer l’inexplicable au sein de la pensée même ?

Gilles Deleuze, Différence et répétition.

[1] Michel Foucault, Des espaces autres. Hétérotopies. Dits et écrits, 1954-1988, t. IV (1980-1988), Éditions Gallimard, 1994, p. 752-762.

[2] Gilles Deleuze et Félix Guattari. « De la ritournelle », Mille plateaux. Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 382.

[3] « Ni subjectifs ni objectifs les phénomènes esthétiques sont expressifs. » Pierre Montebello, Métaphysiques cosmomorphes. La fin du monde humain, Dijon, Les presses du réel, « Drama », 2015, p. 147.

[4] Tim Ingold, Une brève histoire des lignes, trad. Sophie Renaut, Möllenbeck, Zones sensibles, 2011,p. 219.

[5] David Lapoujade, Les Existences moindres, Paris, Les Éditions de Minuit, 2017, p. 57.

[6]Du présentisme, on pourrait dire qu’il est « la dictature de l’instant d’après ». Voir Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent. Temporalités émergentes et futurs inédits, Paris, La Découverte, 2018, p. 105.

[7] Jérôme Baschet, dans sa réflexion sur la conception du temps en Occident, mettant en tension le « champ de l’expérience » et « l’horizon d’attente », rappelle trois configurations principales de régimes de temporalité définies par les historiens : celle de la répétition des rythmes cycliques de l’Antiquité, dans laquelle le temps est « ce qui revient » ; celle, « dédoublée », du monde médiéval, faisant coexister des cycles, dans leur localisation, avec la perspective eschatologique du temps linéaire de la fin des temps ; et enfin, l’expérience de la modernité qui, à partir du xviiiᵉ siècle, introduit la dissociation entre attente et expérience et opère le glissement d’une pluralité d’histoires vers l’unicité de l’Histoire, le temps vectorisé du Progrès et de la Révolution. Jérôme Baschet, Défaire la tyrannie du présent, op. cit., p. 14.

[8] Gilles Deleuze, Critique et clinique. Nietzsche et saint Paul, Lawrence et Jean de Patmos, Paris, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 61.

[9] Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.

[10] Le Collectif d’enquêtes politiques et al., Cahiers d’enquête politiques. Vivre, expérimenter, raconter, Vaulx-en-Velin, Les Éditions des mondes à faire, 2016.

[11] David Lapoujade, Les Existences moindres, op.cit., p. 21.

[12] David Lapoujade, Fictions du pragmatisme. William et Henry James, Paris, Les Éditions de Minuit, 2008, p. 208. Voir, en particulier, le chapitre « Connaissance et migration », p. 121-147.

[13] William James, « La vie vaut-elle d’être vécue ? », La Volonté de croire, trad. Loÿs Moulin, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2005, p. 88.

[14] Ainsi parlait le Grand Lombard. Elio Vittorini. Conversations en Sicile , trad. Michel Arnaud, Paris, Imaginaire/Gallimard, 2001.

[15] Pour une radicalisation de l’expérience de la pensée, voir « La conscience existe-telle ? » William James, Essais d’empirisme radical, trad. Guillaume Garretta et Mathias Girel, Paris, Flammarion, « Champs Essais », 2005, p. 48.

[16] David Lapoujade, « Connaissance et migration », Fictions du pragmatisme, op. cit.

[17] Herman Melville, Bartleby. Une histoire de Wall Street, trad. Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2004.

Postlude au livre Itinérances, ouvrage collectif à paraître début octobre 2018 aux Éditions Divergences. Avec les contributions de L’association de soins intercommunaux, Jérôme Baschet, Fanny Béguery, Anne Coppel, Le collectif Les Lentillères, Claire Doyon, Thierry Drumm, Adrien Malcor, Carmen Rafanell, Josep Rafanell, Alice Rivières, Alessandro Stella, Marcello Tarì, Sébast­ien Thiéry, François Thoreau, Alexis Zimmer. Et les illustrations de Caterina Rafanell.

Ce livre a été soutenu par Les Laboratoires d’Aubervilliers dans le cadre du séminaire « Pratiques de soin et collectifs ».