« Peut-être n’avait-il jamais voulu être autre chose qu’un acte pur, un geste créateur fermé sur lui-même, de façon que jamais une conséquence ne pût peser sur lui, car, au moment où elle le rattraperait, il serait déjà concentré sur un acte neuf, et désormais imperméable au passé ».
Czeslaw Milosz. Sur les bords de l’Issa.
Il semble que les rencontres entre amis ces derniers temps, même avec ceux qui n’ont jamais « fait de la politique », ne puissent avoir lieu sans qu’une commune appréhension apparaisse comme un fil rouge dans les bavardages de ces moments ordinaires de communauté. Une inquiétude diffuse, où se mêlent parfois le dégout, parfois la tristesse, semble nous habiter. Est-ce simplement l’effet de la prégnante media-sphère qui nous abreuve de nouvelles les unes plus dystopiques que les autres, de tous les coups tordus et la bêtise des gens de pouvoir[1] ? On se dit : suis-je personnellement abattu par des petites défaites ? Mais on ne peut pas s’empêcher de penser : «tout ça ne tient qu’à un fil », « on est au bord du gouffre ». Game over.
On guette la prochaine inondation meurtrière, ou le cyclone de moins en moins lointain, on sursaute à chaque nouvel attentat en se disant que ce sera demain dans le coin de la rue. Le lointain est devenu décidément bien proche. Pourquoi n’y aurait-il que des bagdadis qui seraient déchiquetés par l’explosion d’un camion de légumes bourré d’explosifs ? Pourquoi pas au marché d’Aligre dans le 12ème arrondissement de Paris, se disait-on nombreux bien avant les attentats du 13 novembre à Paris ?
Pourquoi des millions de migrants resteraient sagement à croupir dans des camps de réfugiés en Turquie, en Jordanie, au Soudan ou au Congo, et pourquoi la Beauce française ne serait-elle aussi couverte de tentes bleues à perte de vue ? D’ailleurs déjà près de 10 000 personnes survivent ainsi sur les dunes de Calais.
Pourquoi la mise en scène de la punition collective des classes populaires grecques par la Troïka, avec la complaisance d’un énième parti de gauche s’accrochant au pouvoir, ne pourrait pas avoir lieu dans quelques années en Belgique ?
Pourquoi un avion de ligne crashé sur une centrale nucléaire ne ferait-il pas du village de Bugey niché sur les rives de Rhône, un Fukushima français, avec trois millions de métropolitains lyonnais réfugiés en Normandie ?
Certes, il y encore des bourgeois au statut social indéboulonnable. Mais combien de descendants des Trente Glorieuses, comptent anxieux leur maigre salaire pour tenir jusqu’à la sacrée segmentation temporelle qu’on appelle « la fin du mois » domestique ? Tel ami vivote avec des allocations, tel autre se débrouille avec trois petits boulots. Les statistique officielles nous disent qu’il y a huit millions et demi de pauvres en France, avec ou sans emploi[2]. Quand aux « précaires », indéfinissable statut sociologique en passe de devenir une catégorie ontologique, nul ne saurait les compter. On vole de plus en plus dans les supermarchés : en 2013 des marchandises représentant une valeur de près de 4 milliards et demi d’euros ont ainsi été subtilisées en France, davantage que le PIB de la Mauritanie avec ses 3 millions et demi d’habitants, et ceci malgré l’explosion des gadgets de sécurisation et du métier de vigile.
« D’accord, tout de même, on en n’est pas (« chez nous ») dans les années 30 américaines avec des millions de gueux dans les rues, sur les routes et les chemins. Ni dans les années 20 allemandes avec des prolétaires trimbalant des brouettes de marks pour acheter une miche de pain ». Tout compte fait, la plupart des gamins de nos cités ont leur I-phone. Il y a bien quelque chose de consubstantiellement démocratique dans les retombées sociales du capitalisme. On n’est pas au début du fascisme organisé! Regardez les Le Pen se fracassant devant le Front Républicain…
Non, on est juste dans l’organisation tentaculaire de l’insécurité : murs, babelés, expansion de la surveillance, généralisation du contrôle par la dette, administration globale d’une guerre sans lignes de front. « Restez chez vous ! Consommez ! On veille ».[3] Il y aurait nous, un « nous » généralisé, abstrait, pavoisant sous ordre de l’Etat avec les drapeaux de deuil identitaires, et les anomiques, ceux qui errent indifférents, démobilisés, dans les interstices du monde total. L’ennemi n’est plus un adversaire, juste une anomalie. L’ennemi se trouve en nous à chaque fois qu’un processus de singularisation réintroduit la différence collective qui nous fait appartenir à d’autres mondes.
Et c’est justement depuis un autre monde que les Indiens du Chiapas, hissés sur le mat de notre époque, nous annoncent une tempête planétaire : « Les zapatistes nous expliquent qu’ils sont montés jusqu’au poste du guetteur, au plus haut du navire, et que tous les signes recueillis annoncent l’approche d’une tourmente gigantesque, plus brutale que tout ce que nous avons connu jusqu’à présent. Une tempête qui est comme la catastrophe vers laquelle regarde l’ange de l’histoire » [4].
S’agit-il de l’éternel retour apocalyptique ou d’un sentiment de plus de plus prégnant qui nous fait sentir que la brutale hégémonie de l’utopie capitaliste emmène le monde vers la dislocation du Un qu’elle s’évertue à créer ? Atomisés nous nous regardons les uns les autres, perplexes et impuissants.
(…)
L’article intégral en version pdf, ici:
[1] « Moi je veux faire sortir mon pays de cette accoutumance pour le chômage. Je veux que la valeur travail soit partagée par tous ». Valls : un plan massif pour l’emploi et la formation en janvier. Challengers.fr, 14/12/2015. Drôle d’état collectif où un dégoutant « moi-je » normopathe peut encore apparaitre comme une parole politique. Mais n’est-on pas dans un ordinaire état d’exception où enfin l’acte de « gouverner » apparaît pour ce qu’il est: une action policière ? Et ne faut-il pas « faire la guerre » à Daesh, au chômage, à la fraude aux allocations, à l’absentéisme, au chapardage, aux clandestins, aux incivilités, aux habitants des bidonvilles ? Une autre normalité historique voudrait pourtant que ces propos porno-fascistes soient les étincelles d’un mouvement insurrectionnel : ça viendra peut-être.
[2] Observatoire des inégalités, http://www.inegalites.fr/.
[3] Encore Manuel Valls après les attentats de Paris : « Consommez, c’est le moment des fêtes, dépensez, vivez… ». Libération, 1 décembre 2015.
[4] Jérôme Baschet, Avis de tempête planétaire. Nouvelles du Chiapas : « C’est le bruit de leur monde qui s’effondre, c’est celui du notre qui resurgit », https://lundi.am/Avis-de-tempete-planetaire-Jerome-Baschet.
Paru dans Les Cahiers d’enquêtes politiques, n° 1, 2016. Les Éditions des mondes à faire.