Bruno Latour: le conseiller sans Prince. Ou l’homme qui avait peur de ne plus être gouverné… A propos de « Où atterrir. Comment s’orienter en politique ».

Par notre envoyé spécial dans la planète Latour.

De l’auteur de La vie de laboratoire, Les microbes: guerre et paix et Irréductions, nous avions retenu son anti-essentialisme. Particulièrement dans la production de « faits scientifiques », cette aventure de la modernité, qui est celle du Grand partage entre Nature et Culture, et de sa prétention à une autonomie des savoirs et des techniques. Bruno Latour nous dit: il n’y a ni de purs objets ni de vrais sujets, des objets de nature d’une extériorité déjà donnée et des « constructions sociales ». Mais des « épreuves », des association possibles, des scènes de controverses et des rapports de force entre des acteurs par lesquels surgissent des modes d’existence.

Nous n’avons jamais été modernes: les « choses » ne préexistent pas à la relation. On ne peut observer que « des choses en train de se faire » qui nous entrainent, engagés dans l’expérience, dans un monde où s’enchevêtrent des attachements. Le monde n’est pas composé d’êtres dotés naturellement d’une identité. Il n’y a pas des identités et des différences mais des actes d’identification et de différentiation.

Dès lors aucune entité n’a d’équivalence possible avec une autre. Aucune chose ne peu se réduire à autre chose: « Tout n’arrive qu’une seule fois et dans un seul lieu » (Irréductions). Un « fait scientifique » fait consister des collectifs composés d’humains et de non-humains, des « entités » hybrides, parmi lesquelles il faut compter les formes d’organisation, de cognition et d’énonciation qui sont toujours un travail de traduction. On s’approche ainsi, très sommairement, de la théorie de l’acteur-réseau qu’il avait développé dès les années 1980 à l’Ecole des Mines avec Michel Callon et Madeleine Akrich. Nulle extériorité ne saurait-être attribuée aux objets. il n’y a pas de Nature en attente de son objectivation. L’existence des choses est le résultat de l’action entre les êtres. La tâche du sociologue c’est alors de suivre les acteurs pas-à-pas, lui-même acteur d’une scène singulière de construction d’intelligibilités. La réalité du monde est faite, non pas de substantifs qui détermineraient des puissances isolées, mais de verbes actifs et d’événements, d’actions qui font de « nous » et des autres êtres les agents de sa composition. Il ne saurait y avoir des substances mais des seulement des forces. Tant que nous ne les éprouvons pas, les choses restent irréelles. N’est réel que ce qui résiste dans une épreuve. D’où qu’il n’y a jamais des formes de domination absolue mais des rapports de forces, des résistances sans fin, des controverses et des négociations. La guerre est la condition de la paix: c’est ce qu’auraient voulu nous faire oublier les modernes en naturalisant le monde et en faisant « du » social la pâle réalité de ce que l’on appelle « subjectivité ».

Si nous sommes alors au plus loin d’une sociologie critique, nous le sommes aussi des postures de la « déconstruction » enlisées dans les jeux de langage des scènes de l’interlocution. Si la matérialité du monde résiste toujours aux définition que nous en donnons, elle résiste a fortiori aussi à sa déconstruction.

Sommes-nous alors dans les ébauches d’un tractatus communiste ? Les communistes sincères, ne devraient-ils pas célébrer ce réalisme radical de la multiplicité, cette résistance à la réification ?

Ce serait oublier qu’il y a aussi chez Latour, dans l’inclusion virtuelle de tous les acteurs et de leurs intérêts, de tous les actants et de tous leurs attachements, dans leur égale dignité épistémologique, la refondation d’une nouvelle systématique politiquement indifférente. Intériorité absolue de tous les événements à la Constitution de la totalité du monde du multiple.

Il serait alors possible de caractériser le projet latourien comme une métapolitique, si on entend par là un régime de véridiction où la politique suppose une vérité de l’expérience que les acteurs ne peuvent pas penser par eux-mêmes. D’où l’omniprésence dans son projet de l’instance de la représentation. En ce sens, que l’aboutissement du pluralisme latourien soit le parlementarisme, propulsé à l’échelle de la représentation cosmologique, rendant possible un nouveau gouvernement des hommes, des choses, de tous les êtres ne saurait plus nous étonner. Pas étonnant non plus que la multiplicité des points de vue soit mise au service d’une scène théâtrale dont les acteurs s’accomplissent en tant que tels dans le rôle des experts qui disent l’expérience des autres.

Peut-il y avoir une composition de multiplicités constituant un monde commun ? Il semblerait que Latour veut rendre possible l’équation impossible en restaurant la figure du conseiller du prince. Nous dirons que cela s’appelle, depuis la naissance de la modernité, la gouvernementalité. Et que celle-ci suppose aujourd’hui comme hier, l’exclusion de la négation (celle qui affirme le refus de jouer son rôle dans le théâtre de la représentation). Négation qui ne peut pas être une expérience. Mais qu’est-ce alors un monde d’expériences ingouvernables ? Peut-être, tout compte fait, un monde se décomposant en fragments habitables. Et donc irreprésentables.

Bruno Latour semble tisser depuis longtemps un programme politique, une nouvelle science de l’art de gouverner, soucieuse d’intégrer (ou d’exclure) la part ingouvernable de l’événement. Dans ce refus de toute extériorité qui viendrait déterminer l’expérience, reste alors intacte, hors-champ, une autre intériorité, celle absolutiste de l’économie, cette méga-machine de violentes associations et d’équivalences qui n’en est pas moins, pourtant, l’expérience très réelle du désastre proliférant de la séparation.

C’est en déroulant avec théâtralité ses propres associations qu’il semble vouloir refonder la scène d’un monde sans destitution. Et c’est ainsi que dans son travail de composition, malgré la radicalité de son pluralisme, il est entraîné, ouvrage après ouvrage dans le monde académique, tribune après tribune dans les médias mainstream, dans un véritable combat contre-révolutionnaire. Etrange proposition que le réalisme spéculatif de Bruno Latour… Où atterrir. Comment s’orienter en politique en est l’illustration extravagante.

S’il n’a pas encore mis en place son think tank, il semble néanmoins avoir constitué, mobilisant toutes ses ressources, et ses propres associations, une entreprise de conseil pour des gouvernants dont il déplore le manque de sérieux. Au risque parfois de quelques effets comiques. Depuis quelque temps déjà, la scène choisie est l’Anthropocène. Et il a raison sur un point : on risque tous d’y passer. Mais peut-être pas de la même manière.

Mais écoutons le récit de l’enquête de notre envoyé spécial, tout juste atterri du monde des acteurs-réseaux :

La suite dans Lundi matin…