
Dans l’époque d’implosion des institutions pastorales que nous vivons, il n’est peut-être pas complètement inutile de faire entendre des voix dissidentes qui ne veulent s’aligner ni avec les tentatives de restauration de l’institution psychiatrique ni avec les politiques managériales qui la conduisent à son effondrement. Avoir des perceptions claires dans ces temps d’extrême confusion, nous impose peut-être un certain nombre de renoncements pour que du nouveau puisse advenir. Ou pour le dire avec les mots de Gilles Deleuze : « Si bien que la perception n’est pas l’objet plus quelque chose, mais l’objet moins quelque chose, moins tout ce qui ne nous intéresse pas ». Et si la psychiatrie, dans des nouvelles manières de penser le soin, ne nous intéressait plus ? Ce texte propose quelques hypothèses sur ce que pourrait devenir une écologie des pratiques de soin.
Car le monde est très vaste,
la Haute Mer s’étend au-delà de toute connaissance :
il existe des mondes au-delà du monde
Ursula Le Guin, Terremer
Contre l’organisation de la négligence
Il semblerait que les pratiques de soin, dans le paysage de brutale négligence dessiné par les nouvelles formes de gouvernementalité, sont appelées à recomposer les machines de guerre contre le monde de la marchandise. L’affaire est entendue, nous ne pouvons plus consentir à la disjonction entre les luttes et les manières de prendre soin des multiplicités qui habitent le monde. Le combat et l’attention portée à la fragilité de nos existences et aux milieux de vie se rejoignent à nouveau en un seul et même mouvement agoniste.
Mais pour faire exister des milieux « spécifiques », des interdépendances situées qui constituent des formes de communauté, il nous faudra, en contraste, considérer ce que certains ont appelé les « communs négatifs » [1]. Ou, dans d’autres mots, ce qui dans le maillage métropolitain nous asphyxie : agriculture industrielle et ses réseaux de distribution [2], ordre électrique [3] et ses déchets, logistique qui gouverne nos subsistances [4], technologies médicales et pharmaceutiques fabriquant l’abstraction de la santé, réseaux des mobilités qui court-circuitent les lieux pour produire l’espace de la valorisation, flux sémiotiques tentaculaires des réseaux numériques voués au design des subjectivations atomisées qui font masse (et qui font masse dans l’atomisation). C’est-à-dire, la somme d’assuétudes infrastructurelles qui nous rendent captifs. Et c’est que la nouvelle systématique sociale gouvernée par l’économie est, nous le savons, isomorphe avec les manières radicales de destruction de l’habitabilité du monde, pour les non-humains mais dorénavant pour les humains eux-mêmes, et donc des lieux de la communauté.
Penser le démantèlement du monde infrastructurel, ou sa fragmentation, est inséparable de la résurgence de milieux spécifiques, incompossibles avec le régime universel d’équivalence. Ou autrement dit, hostiles à la production ontologique acosmique du néo-libéralisme tardif [5].
C’est dans cette perspective de sabotage de l’organisation de la destruction, inséparable d’une gouvernementalité fondée sur la négligence, que je voudrais revenir brièvement sur les institutions pastorales, leur survivance en tant que formes de reproduction sociale, et qui constituent encore le fonds de commerce de la gauche et de ses légendes. Celles-ci, en dépit de leur anachronisme et de leur implosion, sous les coups de boutoir du management et de la férocité de l’entrepreneuriat libéral, n’en continuent pas moins à faire vivre le mirage d’une cohésion de l’espace social, ses distributions d’identités sous le signe de la séparation. Nous vivons un moment de bascule où s’hybrident les hypnotiques projections du capital et la rigidité de plus en plus exaspérée des polices du social. On pourrait appeler cela le moment du libéral-fascisme qui vient. Ce sont toujours et encore les institutions policières, entrelacées aux dispositifs rhyzomatiques de production de valeur, qui continuent à garantir en dernière instance la mystification de ce qu’on appelle « société », ses parts et ses parties, ses formes d’intégration et de désintégration, d’inclusion et d’exclusion, et donc la gestion de ses zones marginales, superflues. Et c’est vers le superflu que nous porterons notre intérêt dans les lignes qui suivent.
Évoquer l’effondrement de l’État social nous contraint à penser les manières dont nous héritons de sa négativité historique. Et pratiquer dès maintenant des manières d’en sortir. Il faut faire place, contre la production de la population, à des formes de vie communales en mesure de faire effraction dans le paysage d’uniformisation inséparable de la production de nouveaux gueux et formes de vie aberrantes.
Revenons en arrière. Nous sommes censés être devenus des humains parce que des êtres sociaux institués. Aujourd’hui, même si les entités fluides des réseaux semblent prendre le pas sur les anciennes subjectivations des institutions disciplinaires qui « faisaient » société, il n’en reste pas moins que « le social » en appelle toujours et encore à des puissances étatiques qui s’instituent en instituant des sujets à gouverner [6].
L’implosion de la gouvernementalité pastorale, de l’école à la psychiatrie, des mondes médico-sociaux aux institutions assistancielles, laisse certes un vide. Ce que certains, dans les univers de la technique, appellent des « technologies zombies » [7] pourrait aussi caractériser les institutions sociales. Ces dernières poursuivent leur action automate malgré leur dépérissement.
Nous devrons mettre en perspective un combat bicéphale : contre la naturalisation des institutions et ses sujets et contre le connexionnisme prétendant s’en débarrasser sous la forme d’atomes autoréférentiels hyperconnectés (ce n’est pas pour rien que les réseaux, on les appelle… sociaux). Il n’est pas interdit de penser l’abolition de la psychiatrie, des technologies fabriquant les abstractions de la santé, de la taule scolaire – pour que de nouvelles pratiques de soin, d’attention, de transmission des savoirs puissent émerger… Mais par quoi les remplacer pour ne pas laisser la place, dans leur vide, à l’éclosion des formes de vie arc-boutées dans des excroissances identitaires ? Nous ne pourrons pas faire l’économie de nouveaux dispositifs d’entraide, de coopération où des formes de transindividuation situées pourront émerger.
Les traits les plus caractéristiques de l’offensive néolibérale depuis les longues années 1980 ont été maintes fois commentés : destruction du tissu des communautés et des solidarités, occultation des divisions sociales, atomisation coextensive à la promotion d’une ontologie entrepreneuriale dépourvue de monde, métropolisation dessinant un espace global quadrillé par les flux de la valeur indissociable d’une arrogante indifférence, quand ce n’est pas d’une brutale violence, à l’égard de la singularité des milieux de vie et des manières de les habiter. Cette nouvelle restructuration du « système-monde » aura entraîné avec elle l’effondrement de pans entiers des institutions disciplinaires de gestion de l’inadaptation, mais qui n’en étaient pas moins, dans certains cas, des lieux d’hospitalité [8]. S’est ainsi institué un nouvel ordre brutal de la négligence au nom de l’absolutisme despotique de l’économie.
S’il s’agit de rendre pensable la destitution des institutions canoniques de la reproduction sociale, il faudra le faire sans laisser le champ libre à la brutalité managériale du design d’un monde où les existences, humaines et non-humaines, sont intégralement soumises au fascisme de la marchandise. Certes, nous assistons à la brutale transition en cours des sujets-sociaux-intégrés, avec leurs rebuts et leurs inadaptés, vers l’homo œconomicus intégral et ses excroissances psychopathiques. Entre les uns et les autres, il est plus que jamais nécessaire de réactiver l’expérience de la communauté.
Pluraliser les récits
Nous avons besoin de nouveaux récits. Ou de réactiver d’anciennes histoires dissidentes. Nous devons prêter la plus grande attention aux histoires qui nous parlent des mondes pluriels et de leur survie. Nous devons refuser de nous réfugier béatement dans le sentiment éploré de la perte d’une universelle humanité et dans les tentatives de sauver on ne sait plus quel tragique sujet censé la représenter. Pour ouvrir à l’instauration des expériences singulières de la communauté, il nous faudra réinterroger les évidences historiques portant sur les sujets sociaux comme condition de la subjectivation politique. Y compris au sein de la scénographie politique de la désidentification [9]. Et élucider donc en quoi l’idée du « sujet », la longue histoire de la coïncidence entre sujet et vérité dans le rapport solipsiste de soi à soi, est celle des anciens vainqueurs. En quoi l’autogouvernement de soi fut, et est encore, la condition du gouvernement. Et enfin, en quoi le sujet ainsi institué avait dépeuplé les mondes pluriels des communautés. Les voilà aujourd’hui déchus, les représentants de l’ancien monde des sujets et des scènes du gouvernement, par les nouvelles formes triomphantes de subjectivation où la vie est devenue un travail permanent de valorisation, par projection, dans un dehors virtuel déjà surcodé.
Mais les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis. Ceci est entendu depuis la fin de l’idée du communisme. Ce à quoi nous appelons, c’est à un communisme des pratiques situées, à des agencements entre des hétérogénéités qui ne se laissent pas représenter ni donc gouverner.
Ailton Krenak, avec la douceur que l’on retrouve chez les survivants des mondes ravagés, nous dit : pour retarder la fin du monde il faut raconter des histoires. À condition que nous sortions de l’idée farfelue d’une universelle humanité et de son histoire grandiloquente.
Nous ne sommes pas les mêmes, et c’est merveilleux, nous sommes comme des constellations. Le fait que nous puissions partager des espaces, que nous voyagions ensemble ne signifie pas que nous sommes les mêmes ; mais cela signifie que nous sommes capables de nous attirer les uns les autres par les différences plutôt que par l’accession à un statut de commune appartenance à cette idée d’humanité […]. Une histoire de plus et alors peut-être nous retarderons la fin du monde [10].
Même si l’État, aujourd’hui captif d’un devenir manageur qui le dévore de l’intérieur, fait semblant de rester en dernière instance l’organisateur des organisations, sa souveraineté ne semble plus résider que dans sa police négative. C’est-à-dire qu’il demeure foncièrement l’ennemi de la communauté par la grâce de ses institutions qui composent le théâtre de son auto-manifestation. Nous ne pourrons pas échapper à la poursuite du travail de dénaturalisation des institutions pastorales censées exister « pour notre bien ». Plus que jamais nous devons nous engager dans des processus destituants où des formes de vie transindividuelles donnent leurs propriétés à la vie de la communauté [11]. La « propriété », c’est alors ce qui se rapporte, en propre, à des relations spécifiant un milieu. C’est ce travail de singularisation de nos milieux de vie, singuliers parce qu’ouverts à la rencontre avec ce qui leur est hétérogène, que nous appelons pratiques de soin.
Dans notre époque de bouleversements ontologiques, nous sommes témoins d’un étrange paradoxe : là où des zones formatives de l’expérience ouvrent des voies vers le dehors peuplées de multiplicités, certains s’acharnent héroïquement à vouloir restaurer l’intériorité du sujet Un et l’institution d’une commune humanité. Particulièrement en France, qui dans son éternel provincialisme républicain, se voue au culte paroxystique d’un humanisme mono-ontologique, inscrit dans un sens téléologique de l’Histoire dont elle se prétend le berceau. Inévitablement, ceci est inséparable d’un pullulement de représentants auto-proclamés, avec leur prétention religieuse à représenter un savoir sur le sujet [12]. Ce pays foncièrement communard, mais perpétuellement gouverné par la contre-insurrection, reste le royaume de la Représentation inséparable du décor de l’Institution.
Il est tout de même désarmant que, dans la prolifération des destructions des modes d’existence producteurs des différences, certains persistent à vouloir réhabiliter les institutions, sources historiques de production et reproduction, d’asservissement par séparation, de sujets sociaux et de leurs Constitutions [13]. Là où nous devrions plus que jamais être attentifs à des éthopoïètiques fragmentaires, à des manières situées d’habiter les mondes des relations, à la régionalisation de l’expérience, nous nous retrouvons toujours et encore face aux tentatives désespérées de réinstituer des sujets. Mais ne nous y trompons pas, prendre soin des sujets c’est vouloir les gouverner. Il n’y a de gouvernement sans sujets à gouverner. Et inversement : il n’y a pas de sujets sans gouvernement. Toujours en dernier terme le salut dans le rapport au même, théâtre fantasmagorique d’un rapport à soi-même. Si le sujet a toujours été un gouvernement, c’est que le gouvernement de soi en est la propédeutique idéelle.
Il nous faudrait ici reprendre la lecture généalogique de Michel Foucault à propos de « ces Grecs, pas très fameux » [14]. Il sera alors utile de s’arrêter sur sa convocation de la figure de Demetrius et d’un savoir éthopoïètique, relationnel, au plus loin d’une connaissance comme exercice spirituel défini dans un rapport de soi à soi :
C’est d’une autre modalité de savoir, que parle Demetrius. Et ce qu’il oppose ce sont deux modes de savoir : l’un par les causes, dont il nous dit qu’il est inutile ; et un autre mode de savoir, qui est quoi ? Eh bien, je crois qu’on pourrait l’appeler un mode de savoir relationnel, parce que ce qu’il s’agit de prendre en compte maintenant, quand on considère les dieux, les autres hommes, le kosmos, le monde, etc., c’est la relation entre d’une part les dieux, les hommes, le monde, les choses du monde et puis nous.
Et plus loin :
Je crois qu’on a là l’une des caractérisations les plus nettes de ce qui, me semble-t-il, est un trait général dans toute cette éthique du savoir et de la vérité qu’on va retrouver dans les autres écoles philosophiques, à savoir que ce qui est écarté, le point de distinction, la frontière établie, ne touche pas, encore une fois, la distinction entre choses du monde et choses de la nature humaine : c’est une distinction dans le mode du savoir et dans la manière dont ce qu’on connaît, sur les dieux, les hommes, le monde, va pouvoir prendre effet sur la nature, je veux dire : sur la manière de faire, l’êthos du sujet [15].
On n’est pas très loin, étranges isomorphies cosmologiques, d’un Ailton Krenak lorsqu’il considère les arbres, les montagnes et les rivières comme des « personnes » dont les rapports avec certains Amérindiens permettent de singulariser une certaine humanité dans sa matérialité spirituelle. Quelque part, jamais dans l’indifférence des lieux. Au plus loin de la tradition idéaliste d’une commune humanité et ses violences – « Comment, au long de ces derniers deux ou trois mille ans, en sommes-nous venus à construire l’idée d’humanité ? N’est-elle pas à l’origine des mauvais choix que nous faisons et qui ont justifié l’usage de tant de violence dans l’histoire ? » [16].
Il nous faut raconter de nouvelles histoires du passé pour rendre possible la destitution de la grande histoire instituante des vainqueurs qui a fait de nous leurs sujets. Ces histoires plurielles contiennent des généalogies qui nous parlent d’autres mondes, elles nous parlent d’anciennes bifurcations à actualiser pour nous permettre, à nouveau, de prendre soin de la communauté.
Le théâtre de la guerre des psys (…)
Pour lire la suite et télécharger le texte intégral:
Ce texte a été publié dans Vocabulaire critique et spéculatif des transitions. Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche, « Sociétés, Sensibilités, Soin ». UMR 7366 CNRS-uB.

marco.a.photography