Les Communaux. Consuetudo legis nostrae. Entretien avec Josep Rafanell i Orra par Laurent Jeanpierre

recettes médiévales

(Cet entretien a été publié dans les sites Les Communaux et lundimatin)

Laurent Jeanpierre : À lire la conjoncture présente, on peut avoir l’impression que, depuis la pandémie, les initiatives politiques extraparlementaires sont rares et, fragmentaires même si elles ne sont pas absentes. Loin d’être acquis aux soviets, ou plutôt à leurs éventuels héritiers, tout le pouvoir serait aux gouvernements. Bien sûr, il y a eu des émeutes populaires ici ou là contre la restriction des libertés publiques ; l’Inde a connu un mouvement social d’une ampleur numérique sans précédent ; d’autres résistances s’expriment ou se sont exprimées dans la vie quotidienne. Mais la pandémie et sa gestion sont tout de même venues interrompre brutalement et peut-être définitivement un cycle de luttes commencé à la fin des années 2000 et dont plusieurs insurrections en 2019 ont rappelé la vivacité. L’autoritarisme gagne partout du terrain sur la planète. C’est un diagnostic assez communément admis. Comment le formules-tu ou t’en différencies-tu ?

Josep Rafanell i Orra : Notre époque de destructions, dont l’historicité est devenue indémêlable du devenir géo-biologique de la terre comme habitat commun, nous contraint à penser en termes de « monde » plutôt qu’en termes de « société ». C’est peut-être là que réside la faiblesse actuelle des initiatives « extraparlementaires » : aussi éloignées qu’elles se voudraient des logiques usées jusqu’à la corde de la représentation politique, elles demeurent obnubilées par l’identification de sujets sociaux à réactiver, lesquels, dans leur formation historique, sont pourtant le résultat de la forclusion de la pluralité des mondes plus qu’humains. Non pas que le monde social n’existe plus, avec ses distributions de places, ses formes de subordination, ses inégalités, l’exploitation… Mais les « sujets sociaux » qui fondaient les figures de la scène politique semblent s’être désintégrés dans le vaste champ de ruines du social. On pourrait en conclure que la dernière offensive néolibérale a épuisé la possibilité de renouveler les formes de division instituées sur lesquelles reposaient les scènes du politique. Le dernier avatar de la gouvernementalité capitaliste, avec son spectre libéral-fasciste, a entrainé une atomisation qui fait masse par déliaison. À la différence du fascisme historique, avec ses masses fusionnelles, les nouvelles formes de gouvernement reposent sur la désagrégation des attachements qui instauraient des communautés plurielles et sur le délitement des rapports avec les lieux où celles-ci trouvaient à se singulariser. Cela vaut y compris pour les communautés de « classe » qui subsistaient au-delà des logiques de leur représentation et donc des leurs effets d’abstraction. Exemplaire est dans ce sens l’épisode historique que nous vivons avec la pandémie. Nous avons été les témoins sidérés de l’agencement entre un être venu du quasi-vivant et les humains comme totalité, ce qui, par ricochet, aura entrainé l’accélération de l’autoritarisme gouvernemental, celui-ci mêlant pastorat hygiéniste et basse police. C’est ainsi qu’un virus devient l’agent de nouvelles formations sociales caractérisées par un consentement de masse, inédit en dehors des temps de guerre. Car, après tout, « nous sommes en guerre », comme l’a proclamé notre illuminé en chef. Non pas contre un virus, bien entendu. Nous le sommes, plus que jamais, contre ceux qui prétendent nous gouverner dans le décor homogénéisant du Nosocène. En guerre contre un monde qui se définit de façon systémique par le fait d’être malade. Envahis par les signesanxiogènes de la destruction de la pluralité des milieux de vie, nous vivons dans un monde unifié par un état d’alerte permanent. Mais qu’est-ce qu’un monde ? On pourrait s’en tenir à une proposition minimale : un monde, parmi d’autres mondes, est le résultatdes coexistences entre des êtres qui singularisent des milieux. Les lieux multiples de la coproduction de formes de vie entre des êtres humains et non-humains, des êtres du vivant et du non-vivant. Donna Haraway propose le mot de sympoïèse pour décrire cette co-individuation entre des manières hétérogènes d’exister. En ce qui concerne les humains, il me semble judicieux de nommer ces mondes pluriels, « communautés ». Communauté des êtres du vivant dont nous sommes, sans exclusivité aucune, et leurs associations. Ou parfois leur séparation. Car la question se pose aussi de ne pas faire intrusion lorsque la « rencontre » conduit au ravage. C’est ce que rappelle Gil Bartholeyns dans son singulier livre Le hantement du monde : c’est la séparation aussi entre des êtres du vivant, et leurs milieux spécifiques, qui nous permet de penser sur de nouveaux frais des formes de cohabitation. C’est une des leçons du covid-19, avatar d’une longue série de zoonoses, et des mélanges qui résultent des ravages des milieux de vie interspécifiques. On assiste à de profonds bouleversements qui se rapportent à nos manières d’être avec d’autres êtres. La précarité n’est plus seulement une question « sociale ». Elle est devenue ontologique. Et l’ancienne centralité politique du rapport entre travail et capital, qui a structuré le monde social, semble dissoute, même si certains voudraient la réactiver à partir de l’institution de nouveaux sujets « éco-sociaux ». Non pas que le capitalisme ne repose pas, toujours et encore, sur l’exploitation du travail vivant. Mais nous revient à la figure le fait qu’il est avant tout l’expropriation des manières singulières d’habiter des lieux. Dans les basculements que nous vivons, écologiques, sociaux, politiques, nous devons à mon sens, et avant tout, nous réapproprier nos rapports à des milieux de vie. Les manières de les faire exister. S’approprier, alors, c’est donner des propriétés à ces rapports, aux attachements par lesquels surgissent les communautés plus-qu’humaines. Avant même la guerre sociale, ce qui est donc premier désormais c’est une guerre entre des mondes. Entre le monde homogénéisant des abstractions de la valeur, avec ses identités sociales réifiées, et un monde composé quant à lui d’une pluralité de mondes, et dont les valeurs surgissent dans les manières « de faire sens en commun », comme nous le dit Isabelle Stengers. Et c’est qu’avec cette pluralité des modes d’existence il en va de notre survie en tant qu’humains. Je ne vois pas comment lutter contre les désastres dans lesquels nous entraine le capitalisme sans reprendre les chemins multiples de l’hétérogenèse qui font émerger des lieux habitables : un lieu devient « génératif » de formes de vie dans la rencontre entre différents modes d’existence. Nous percevons la possibilité de nouvelles manières de vivre et d’habiter le monde. Nous savons aussi que, loin des téléologies révolutionnaires, des héritages d’une longue histoire de résistances et de bifurcations vaincues resurgissent. La Commune, nous rappelle Kristin Ross, ce fut aussi une préfiguration des luttes écologiques ! Mais nous devons sortir des logiques autoréférentielles de la guerre sociale et de leur intériorité paranoïaque. C’est pour cela peut-être que les « mouvements extra-parlementaires » peinent à mobiliser des troupes. Il y a le troupeau du pastoralisme étatique, qui n’admet nul séparatisme, mais aussi les petits troupeaux du gauchisme et de ses flancs, dont le berger prend la forme du représentant des opprimés, de l’illuminé reprenant pour son propre compte un sens de l’histoire dont on ne voit pas bien comment il peut ne pas être la simple réédition d’anciennes prophéties historiques zombifiées.

Tu vis en France et en Seine-Saint-Denis. Tu as été témoin ou protagoniste de plusieurs actions collectives qui ont été réactivées ou initiées depuis une année. Comment perçois-tu l’expérience politique et infrapolitique des douze derniers mois ? Quelle insistance manifeste-t-elle selon toi ?

Je les vois, ces expériences, que tu appelles infrapolitiques, comme des réinventions de « lieux » – pas forcément géographiques – qui orientent les liens entre des vies communes. Faut-il les soumettre à l’attente d’une plus haute requalification qui les rendrait, enfin, politiques ? Rien n’est politique, tout peut le devenir, disait Michel Foucault. Pour le meilleur et pour le pire. Renversons la hiérarchie classique : commençons, non pas par des idées mais par des perceptions et des sensibilités. Nous ne pourrons que mieux nous en porter. La Seine-Saint-Denis, le département le plus pauvre de la France métropolitaine, est recouvert d’un halo de dystopie. Mais dans ce territoire, au-delà de son image massive, homogène, accablante, il y une multitude de Seine-Saint-Denis. Il y a son histoire ouvrière qui a périclité mais dont ses traces demeurent. Il y eut auparavant des mondes maraîchers, dont l’histoire se perd dans l’époque médiévale et qui resurgit aujourd’hui. Il y a les sédimentations de mouvements d’immigration issus de la machinerie coloniale républicaine. Il y les vestiges du communisme municipal presque anéanti, avec ses infrastructures administratives et culturelles, et aussi avec ses politiques urbaines délirantes. Il y a ses marchés à ciel ouvert avec leurs contrastes (quoi de commun entre le marché « bobo » du Pré-Saint-Gervais et le marché grouillant de mondes de Saint-Denis ?). Il y a des lieux de haute sociabilité, des communautés flottantes avec leurs récits, leurs interconnaissances et leurs solidarités, dans les bars, des restaurants et des hôtels poussifs. Il y a des marchands de sommeil. Il y a une multitude de potagers et de basses-cours. Il y a des maisons de quartier où se fêtent des naissances, des anniversaires, des mariages et des enterrements. Il y a l’inventivité époustouflante de la débrouille et de la solidarité. Il y a le travail au noir. Il y a des bidonvilles de Rroms autarciques et leur art précaire de faire village. Il y a les immenses campements de migrants continuellement dispersés et qui nous posent cruellement la question de si nous avons un monde pour accueillir d’autres mondes. Il y a des violences policières chroniques, omniprésentes, racistes. Il y eut, et il y aura, des émeutes. Il y a des islamistes prosélytes (ou pas), et des musulmans qui détestent les islamistes. Il y a un quadrillage institutionnel en déshérence : de l’aide sociale à l’enfance aux clubs de prévention, des plannings familiaux aux PMI, des réseaux de la psychiatrie de secteur aux pôles hospitaliers, les uns et les autres en pleine implosion (une centaine de lits de réanimation pour 1,6 millions d’habitants en pleine pandémie). Il y a un tissu d’institutions culturelles, de théâtres, des cinémas d’art et essai, des bibliothèques, des maisons de la culture, des conservatoires de danse et de musique…, en grande partie hérités du communisme municipal. Il y a des églises protestantes et évangéliques, catholiques et orthodoxes, des temples sikhs et hindouistes, des mosquées, des synagogues. Des guérisseurs traditionnels, des pratiques d’exorcisme, des désenvoûtements et de la sorcellerie. Il y a même des psychanalystes. Des épiciers turcs, sri-lankais, balkaniques, portugais. Des foyers de travailleurs immigrés décrépis ou faisant l’objet de rénovations désastreuses brisant des solidarités ancestrales. Il y a le quadrillage de l’éducation nationale, ces usines de ségrégation, des pôles universitaires, dont celui de Paris VIII, qui demeure malgré tout un des plus hospitaliers en France pour les étrangers pauvres. Il y a des lieux de ralliement de journaliers en attente d’être embauchés au noir, sous-payés, à la tâche. Il y a un fourmillement d’associations, des classes moyennes qui font de la permaculture, des écoquartiers prenant la configuration de gated communities, avec leurs AMAPS, leurs jardins partagés et leurs bacs de compost. Il y a des jardins ouvriers presque centenaires. Il y a des terres agricoles survolées par le flux ininterrompu du trafic aérien. Il y eut une ZAD éphémère à Gonesse, suivie bientôt d’autres. Des milliers d’artisans qui bossent au black, d’autres milliers de livreurs surexploités. Il y a l’un des plus hauts taux en France d’allocataires du RSA, de la prostitution juvénile, des toxicos, des trafics de drogue innombrables, des jeunes étudiants et précaires qui ne peuvent pas se payer un loyer à Paris, des jeunes autonomes qui conspirent dans des collocations et des squats. Il y a une pratique de vol chronique et massive dans les supermarchés. Il y a des cimetières, avec des carrés musulmans et juifs… Il y a des vestiges du syndicalisme qui se décomposent comme partout ailleurs. Il y a deux routes nationales qui avaient pour nom les routes de Flandres et d’Allemagne par lesquelles arrivèrent les Prussiens pour encercler Paris en 1870, avant le soulèvement de la Commune. Il y a des lacis d’autoroutes barbares empruntées par des millions de voitures et de camions qui côtoient des bâtiments d’habitation. Il y a les Quatre chemins d’Aubervilliers et le pont de Bondy avec des taux de pollution démentiels. Il y a des grands ensembles conçus par des architectes psychopathes. Des zones pavillonnaires esseulées à perte de vue. Il y a des paysages urbains qui à force de laideur en deviennent splendides. Il y a bien sur le Grand Paris et les JO 2024 et leurs ravages en cours et à venir… Et entre tout ça, contre tout ça, entre les parties de cette mosaïque qu’est la Seine Saint-Denis, il y a des passages. Et c’est là qu’une multitude d’initiatives ont eu lieu et ont encore lieu. Qu’elles trouvent leur origine dans l’ethos de l’autonomie politique, malgré son fatras idéologique déprimant, avec des cantines populaires, des brigades de solidarité populaires, des maraudes pour venir en aide aux migrants, des occupations illégales de bâtiments. Ou bien qu’elles viennent des initiatives innombrables d’habitants sans assignation politique ou encore « communautaristes », ainsi appelées par le pouvoir pour mieux disqualifier la possibilité des rencontres improbables qui s’y tissent. Il y a un paysage communal qui se dessine. Il ne faut pas en douter. Et il brise les supposées identités de classe ou de « race ». En ce sens, ce paysage est profondément hostile aux politiques de la représentation. Faut-il rester éploré par les taux ridicules de participation aux élections dans ce département ? Et même si cette passion communale n’est pas dénuée d’une certaine mélancolie à l’égard de ce qui a été perdu et que nous croyions si confortable – ainsi, notamment, du contrat implicite, dans les coordonnées de l’économie, qui exigeait l’acceptation de l’exploitation en échange d’un « projet de vie » balisé par les institutions – soudain s’affirment avec douceur ou avec colère le partage, l’entraide et des combats. Et puis surgit l’étonnement devant d’inestimables rencontres par lesquelles s’entrelacent une multiplicité de mondes. Ici l’éthique devient éthopoïètique : manières d’habiter un monde et de se rapporter à ce qui nous y attache. Un nouveau sens du devoir immanent à la communauté y prend forme. Je dirais qu’en Seine-Saint-Denis, encore plus qu’ailleurs, paradoxalement, il ne s’agit plus de dénicher des sujets sociaux moribonds pour refonder la politique mais des formes d’instauration de figures diverses du « communier » qui fait vivre des lieux où nous pouvons nous rencontrer. Un des devenirs possibles de ce communier est celui du communard.

Avec plusieurs personnes, tu as constitué depuis début 2020 un espace de rencontres (qui s’adosse aussi à un site internet), de mise en commun, de partage d’expériences, un espace qui n’a rien de figé, il est en reconfiguration constante quant à ses méthodes, ses objectifs, où plusieurs luttes, plusieurs expérimentations collectives, ancrées d’abord en Ile-de-France, interstitielles souvent, institutionnelles ou contre-institutionnelles parfois, circulent et se parlent. Nous allons aborder ce qui a donné lieu à cette tentative et ce qu’elle fait, au sens le plus concret du terme. Mais avant cela, je voudrais m’arrêter un instant sur le nom que tu lui as donnée : Les Communaux. Il y a derrière ce mot un écart sensible avec d’autres concepts et propositions, théoriques et pratiques, venues réactiver depuis trente ans, certes marginalement, l’espérance communiste. Les communaux ne sont pas la communauté, les communs, ni même le commun, pas plus que la commune. Pourquoi être allé chercher ce terme aujourd’hui en grande partie désuet ?

Commune, communalisme, le commun, « faire commune », Gilets jaunes communalistes, jusqu’à des extravagances comme Paris en commun… ! Ces termes prolifèrent depuis un certain temps et disent bien quelque chose de notre époque et peut-être de la faillite des anciens paradigmes de la politique de l’émancipation. Je n’ai pas la prétention d’en faire l’analyse. Ni d’être en mesure d’en démêler les généalogies et les formes d’actualisation. Je me contenterai de souligner que les communaux, historiquement, étaient des portions du territoire (pâturages, haies, bordures des chemins, mares, landes, rivières…) qui ne faisaient pas l’objet d’une codification par le droit en termes de propriété, même s’ils pouvaient appartenir à des domaines seigneuriaux. Ou alors il faudrait parler d’un droit coutumier. Nous voyons par ailleurs émerger, depuis quelques années, un puissant courant d’études s’en inspirant pour réinventer le droit sous le signe de la coutume et des usages comme régulateur des formes de vie et de coproduction immanente de normes et de valeurs propres à la communauté. Les communaux étaient donc de « lieux » définis par une imbrication d’usages disparates. On peut dire alors que le « commun » des communaux résulte d’une coexistence de pratiques. On connaît la suite avec le mouvement des enclosures… Il s’agit donc, d’une certaine manière, de réactiver cette histoire. Mais il y a encore quelque chose qu’il me semble important de souligner dans notre époque de démesure qui a rendu la Terre si minuscule. Des descriptions des anciens communaux se dégage un autre aspect : ces usages étaient régis par le sens de la sobriété, au plus loin des logiques d’accumulation (ce qui rendit possible l’une des justifications « morales » du processus des enclosures : l’improductivité des communaux !). Il y a dans les communaux un sens de la « proportionnalité » au sens où l’entend Ivan Illich dans ses théorisations de la convivialité. Si avec les communaux il y a donc une absence de la propriété, en tant que possession exclusive et excluante, cautionnée par des actes ou titres juridiques, il n’y a pas pour autant absence d’appropriation. Redisons-le alors avec les mots de David Lapoujade dans Les existences moindres : « approprier » c’est donner des propriétés à des relations et par là, « intensifier des existences ». De telle ou telle manière. On peut par-là renouveler la question de l’autonomie : les modes d’existence, qui ne peuvent être que des formes de coexistence, nous indiquent que l’autonomie, ce n’est paradoxalement rien d’autre que les formes d’interdépendance situées entre des êtres qui luttent avec acharnement contre l’hétéronome abstraite imposée par les institutions du gouvernement.

Il faudrait, autrement dit, partir du postulat suivant : le monde commun ne préexiste pas à l’expérience que l’on en fait. Cela signifie aussi que le commun résulte des pratiques de communisation. Il ne saurait d’ailleurs se confondre avec l’abstraction d’un bien public qui est toujours l’effet de dispositifs de gouvernement et de ses distributions sociales. Il ne saurait encore moins s’identifier à un intérêt général dont on voit mal comment il ne coïnciderait pas avec l’entreprise de séparation dont l’économie et son gouvernement sont l’expression. Pas d’institution d’un commun déjà donné ni de législation supérieure. Mais seulement des formes de partage et des alliances, des manières de s’organiser, des obligations réciproques construites pas à pas, de proche en proche, dans des situations singulières.

Peut-être serait-il nécessaire de dire ici quelques mots sur l’origine de l’expérience des « Communaux » ?

Pendant trois ans, Les Laboratoires d’Aubervilliers (une institution !) avaient accueilli un cycle de rencontres appelé « Pratiques de soin et collectifs » puis « Quelles autonomies ?». Il s’agissait de susciter un croisement d’expérimentations autour du soin, dans, en dehors, aux frontières des institutions, ou en conflit avec celles-ci. Ces rencontres convoquaient les mondes de la psychiatrie, de la maladie somatique, des usages de drogues, des travailleurs et travailleuses du sexe, de nos rapports aux plantes et aux terres urbaines… C’est ainsi que nous avons accueilli des groupes d’entraide mutuels (GEM), des membres du réseau d’entendeurs de voix (REV), des animateurs d’alternatives à la psychiatrie telles L’Autre lieu de Bruxelles, des groupes d’auto-support d’usager.e.s de drogues comme ASUD, des collectifs de travailleuses du sexe comme Roses d’Acier, l’institut de recherche Dingdingdong autour de l’expérience de la maladie d’Huntington, des électrosensibles, des collectifs médics intervenant dans des contextes de violences policières, des artistes intervenant auprès des enfants en milieu scolaire, des expériences d’hospitalité à l’égard des migrants. Nous avons suscité aussi le partage de recherches dans des cadres plus académiques autour de la généalogie du dualisme occidental, du retour aux expériences historiques d’autonomie politique, des tentatives de redéfinition du communisme, des approches pragmatistes dans les champ de la philosophie, de la résurgence des pratiques spiritualistes à partir de recherches anthropologiques sur les néo-chamanismes, des études historiques sur les ravages environnementaux et les nouvelles formes de gouvernementalité qu’ils ont suscité… Ce processus s’était conclu, avec le soutien des Laboratoires d’Aubervilliers, par un livre collectif, Itinérances, publié par les Éditions Divergences en 2018.

L’expérience des Communaux est née début 2020 comme une prolongation de ce processus. Elle s’inscrivait d’emblée dans la perspective d’intensifier ces liens, de poursuivre le partage d’enquêtes multiples, de potentialiser des initiatives hétérodoxes au regard des institutions. Avec les Communaux il s’agit donc de faire consister, par coalescence, cette trame d’amitiés, de complicités, d’alliances entre des expérimentations collectives concrètes et des recherches. Certaines sont ancrées dans des territoires, d’autres prennent davantage la forme de dispositifs « nomades », les unes et les autres suscitant des nouveaux agencements. Nous voulons être attentifs aux processus d’émergence de nos expériences par hétérogenèse, c’est-à-dire à partir de la rencontre entre des manières singulières de les faire exister. Ceci suppose aussi de tenir compte des environnements institutionnels. Des conflits qui s’ouvrent avec les institutions. Ou parfois des manières de les altérer en créant des alliances. Il est vain d’imaginer que nous allons nous passer, du jour au lendemain, de la psychiatrie, des univers assistanciels, de tout un pan des « services publics » qui vivotent… Dès lors, il faut, autant que faire se peut, contraindre l’institution à devenir poreuse à des expérimentations dissidentes. Ceci suppose que puissent avoir lieu des processus de « désidentification » – des acteurs du soin et de l’assistance institutionnelles, si l’on prend les exemples cités – en même temps que des formes de désassignation de l’expérience des « usagers » aux places qui leur sont accordées.

À ce propos je partirais d’un présupposé : nous avons besoin de profondes ruptures « politiques », mais nous ne pourrons nous passer d’aucune manière de transitions techniques. Il nous faut situer des techniques pour sortir, et du quadrillage infrastructurel des réseaux technologiques, et de l’emboitement des institutions étatiques qui composent les distributions sociales à partir de techniques de soi basées sur la subordination. Appelons cette transition la création de « communs » techniques. Il nous faut faire émerger ce que Yuk Hui appelle des cosmotechniques au regard du monde technologique (des techniques situées, ayant le sens de la proportionnalité au regard de la communauté) et des communs des services publics (communs de la santé, de la psychiatrie, dispositifs de mutualisation face à la fragilité des existences). Ceci concerne donc aussi bien le psy que le médecin, le mécanicien de voitures que le développeur informatique, l’ingénieur agronome que le paysan. Faire consister des pratiques de coopération est une question éminemment technique. Ce sont des techniques, toujours situées, qui rendent possible la transmission et la réactivation des héritages permettant ainsi les continuités des expériences collectives.

À la différence des projets communalistes programmatiques, et de leurs versions municipalistes, nous ne partons pas des présupposés déjà donnés instituant un programme « politique » applicable à des quadrillages administratifs du territoire, eux-mêmes déjà organisés. Si quelque chose de l’ordre du politique surgit dans cette aventure, c’est en tant que politique de l’expérience. Ajoutons alors que la part agonistique de l’expérience, à laquelle bien entendu nous ne voulons pas nous dérober, est précédée par des manières de rendre présents ses modes d’existence. La « communauté » des Communaux, n’est donc pas celle d’un collectif rassemblé par quelques idées politiques, mais avant tout une constellation d’interventions qui naissent d’une pluralité de lieux et qui en tissent la trame d’interdépendances. Je propose avec les Communaux de fuir les scènes où l’on devient un juge de la bonne radicalité ; mais aussi de ne se pas donner comme une évidence la dissociation au regard de ce que l’État appelle la violence (manifestations qui débordent, occupations, blocages, sabotages…) pour mieux masquer le monopole qu’il s’octroie de la sienne. Entre un pôle et l’autre, chacun se débrouille avec ses convictions.

C’est à partir de cette logique de mise en constellations que des « champs » d’enquête ont pris forme. Les hospitalités à l’égard des migrants, le soin, les univers de la psychiatrie et des précarités, l’intérêt porté à la culture des terres urbaines et les pratiques populaires de subsistance architecturent les Communaux. Nous portons une attention particulière à la fragilité, à la vulnérabilité, qu’il s’agisse des humains ou des non-humains dans leurs manières relationnelles d’habiter des lieux. Cela va de soi : s’intéresser à n’importe lequel de ces « champs » ainsi artificiellement bornés c’est aussi forcément transversaliser une multiplicité d’expériences. Nous appelons cela des « chantiers » dans lesquels cohabitent praticiens du soin psy ou somatique, travailleurs sociaux, botanistes, jardiniers, bricoleurs, « usagers » des institutions, migrants, urbanistes, architectes, géographes, anthropologues, historiens, chercheurs en sciences « dures », sociologues, philosophes, artistes, membres de collectifs en lutte… Il faut bien sûr dire que celles et ceux embarquées dans ces expérimentations, interventions, luttes, n’ont pas attendu les Communaux… Ceux-ci jouent un rôle d’enchevêtrement et de désenclavement de ce qui s’invente. Forcément, ces dynamiques de partage suscitent des nouvelles créations et d’autres champs d’intervention… Ainsi, on est en train de mettre en projet la création d’une « mutuelle sauvage » pour faire face à des situations d’extrême précarité et soutenir des expériences d’autonomie collective.

Des rencontres ont donc lieu régulièrement autour de tel ou tel chantier. D’autres moments publics sont aussi proposés pour rendre compte de nos travaux d’enquête et de liaison. Un cycle de présentations de recherches plus académiques a été organisé (mis à mal par la situation épidémique). Nous disposons d’un site internet pour mettre en partage des matériaux : des écrits, entretiens, documents audio ou vidéo. Ajoutons qu’un ensemble de lieux disparates, situés surtout dans le nord-est parisien et la banlieue parisienne, particulièrement la Seine-Saint-Denis, nous offrent leur hospitalité. Lieux qui portent avec eux leur propre constellation de liens…

Tout un savoir collectif s’élabore, d’expériences en expériences, de chantiers en chantiers, de réunions en réunions, sur les obstacles, les risques, les chausse-trappes rencontrés par les différentes actions collectives qui participent aux Communaux, dans le soin, l’hospitalité, les luttes écologiques ancrées dans les métropoles, etc. Dans la plupart des expériences, militantes ou non, ce savoir reste oral, il est porté par des personnes singulières, sa transmission est fragile et parfois réservée à quelques-uns, ou bien difficile à écrire. À travers ces échanges, son site, ses activités, le regroupement des Communaux semble en mesure d’inscrire ces savoirs d’usage et de les faire circuler. Est-ce aussi cela que tu appelles « enquête » ou « cartographie » et, parfois même, « cartographie à l’échelle 1 » ? Qu’est-ce qu’une enquête pour toi ? Et une cartographie ? Plus largement : comment conçois-tu la transmission ou la cumulativité des expériences collectives, politiques ou pas ? Pourquoi l’enquête et la cartographie te semblent-ils les points de départ indispensables d’une politique nouvelle que tu viens aussi d’appeler « politique de l’expérience » ?

Si, avec les Communaux, se dessine une cartographie vivante c’est dans le sens où il s’agit non seulement de lieux géographiquement repérables, mais aussi de liens d’interdépendances et de réciprocités. La singularisation de cette cartographie devient alors indissociable de l’entraide, de la coopération et des alliances qui se tissent.

Je voudrais me permettre un aparté, puisque tu y as fait mention. La question des hospitalités nous importe au plus haut point. C’est par là que les pièges de l’autoréférentialité collective, du dogmatisme idéologique des collectifs politiques, ou que les aspects les plus bornés de la spécialisation peuvent être en partie déjoués. Si l’hospitalité suppose d’accueillir les mondes transportés par celles et ceux qui viennent d’ailleurs, dans le même mouvement, elle « oblige » aussi à questionner le monde où s’engagent ces gestes d’accueil. Alors la question qui se pose à nous est celle-ci : avons-nous un monde pour accueillir d’autres mondes ? Et quel est ce monde ? Et si on n’a pas de monde, il faudra le fabriquer : appelons cela les enchevêtrements multiples de l’amitié. Et on pourra ajouter encore : qu’est-ce qui rend impossible un monde en mesure d’accueillir d’autres mondes ? C’est aussi par-là que naissent des combats.

Mais si la question de l’hospitalité nous importe c’est aussi parce qu’elle lie intimement une culture des différences au refus des identités comme raison du collectif.C’est pour cela que je préfère parler de constellations au sens où celles-ci comportent des régions, des zones formatives de l’expérience qui rendent possibles la rencontre entre des hétérogénéités. Cela n’a rien à voir avec un volontarisme belle âme, ni avec un œcuménisme qui aplatit tout ou avec une tolérance insipide et de façade. Il s’agit de s’embarquer dans des traversées. Et cette passion pour l’ailleurs, pour l’itinérance, nous devons la cultiver. Cela, j’en fais le pari, nous rend plus aimables et nous aide à conjurer la toxicité des identités dans les milieux politiques. Quelque chose de l’ordre de la figure de partisan peut s’affirmer inséparable de l’amitié. Prendre le parti de l’hospitalité c’est affronter le monde qui en dénie la possibilité : nous n’avons de réel monde commun que fabriqué. Les mots de Philip K. Dick, rappelés par David Lapoujade dans L’altération des mondes, pourraient nous convenir ici : la réalité, « il faut la créer, plus vite qu’elle ne vous crée ».

Dans la continuité de ce propos, et pour mieux caractériser les Communaux, il faudrait en effet s’attarder sur une certaine conception de l’enquête que nous essayons de faire vivre. Dans ce cadre, enquêter c’est être attentif aux manières de singulariser une expérience dans un « ici » alors même que nous venons d’ailleurs. L’enquête prend sa consistance dans l’actualité des liens avec d’autres expériences. Lorsque nous nous posons la question de ce qui se passe dans un « ailleurs », c’est parce que celui-ci est indissociable de notre « ici ». En ce sens l’enquêteur accepte de se laisser porter par une connaissance ambulatoire, toujours « en train de se faire », dans un monde en patchwork dont il faut instaurer les passages. Déambuler implique aussi un travail de traduction, un souci pour les versions, un exercice de tact pour dire que ce qui existe ailleurs va peut en être métamorphoser les lieux communs de notre « ici ». N’y a-t-il pas, de la sorte, dans toute enquête, une action de transfiguration ? Les Communaux est un lieu parmi d’autres pour « faire retour » avec l’espoir que nous ne serons pas les mêmes que ce que nous étions avant notre « départ ».

Mais l’enquête est aussi une réactualisation des héritages, ceux qui ont été tronqués, ceux des histoires vaincues ou écrasées. Il y a donc un travail généalogique à l’œuvre, qu’on le veuille ou non, dans chaque enquête de « terrain », un travail qui oriente d’une façon partisane les possibilités déjà contenues dans des anciennes versions. Il est donc affaire de réactualisation. De transmission ensuite.

Enfin, ce travail d’enquête porte en lui la possibilité d’intensifier des alliances. C’est en ce sens que nous pouvons parler d’instauration de cartographies communales. Les cartographies n’ont pas de sens sans ce travail d’engagement porté par des enquêtes partisanes mises en partage, mises en contraste. Nous sommes des partisans de la multiplicité (et ce malgré l’apparent paradoxe contenu dans cette dernière formule).

Je reviens à la question que j’esquissais plus tôt : quelle nuance entends-tu introduire en revendiquant l’emploi du mot Communaux au détriment des autres formules d’inspiration communiste ou communaliste des dernières années ?

Le problème avec le signifiant « communisme » aujourd’hui c’est qu’il est, soit trop molaire, noétique pour ainsi dire, lorsqu’il se propose comme un programme (dont on ne voit pas comme pourrait-il alors échapper à une vectorisation téléologique) ; soit, dans son effectuation, trop moléculaire, micro-politique et alors raillé comme inoffensif face à la brutalité du bloc de forces et d’opérations d’homogénéisation par déségrégation du capitalisme et de son bras policier, l’État.

Je voudrais juste insister, à l’encontre de la grandiose tradition idéaliste du communisme, que celui-ci est avant tout une culture des sensibilités. Si l’on tient à parler de communisme, c’est de sympathie sensitive dont il est question. Et qui devrait avoir une prééminence sur tout supplément symbolique qui lui viendrait de l’idée. L’idéalisme communiste est un oxymore, il est une contradiction dans les termes qui cache l’impuissance, ou la paresse, devant l’engagement dans des créations de formes de transindividualité. Mais nous savons à quel point, généalogiquement, la matrice culturelle de l’Occident aura établi une surévaluation de l’idée, du concept, des jeux d’abstractions. Dans l’ordre des hiérarchies, on préfère toujours quelqu’un d’« intelligent » plutôt que sensible, ou ayant des perceptions aiguisées. C’est calamiteux. Contre tout cela on pourrait dire : le communisme s’exprime dans des formes de co-individuation, même si l’on comprend aisément qu’il puisse par ailleurs être brandi comme un mot d’ordre mobilisateur contre l’action tentaculaire de destruction du capitalisme.

Ce communisme des pratiques, le seul qui m’intéresse, demandera, bien sûr, de nouvelles formations sociales dont les devenirs possibles ne me semblent pouvoir être que communalistes : des formes d’organisation qui conjurent les médiations de la représentation qui nous absentent du monde. Dans ce sens, je ne sais plus ce qu’il restera alors du « social » comme totalisation. Rappelons ici le vers que composa Agustín García Calvo en parodiant l’hymne d’Espagne : « tout n’est jamais tout, il y a toujours quelque chose de plus ». Et ce plus, j’aimerai l’appeler « communisme ». Ceci est équivalent à la formule qui, dans Mille plateaux, définit les multiplicités : N-1.

Tu insistes beaucoup sur la transversalité des échanges entre pratiques au sein des Communaux. Des liaisons non évidentes ou non apparentes entre expériences collectives ont été révélées par les Communaux comme la contribution des jardins ouvriers d’Aubervilliers, non seulement au bien-être ou à l’alimentation de leurs usagers et de leur voisinage, mais au soin de personnes en difficulté psychiatrique ou à l’accueil des demandeurs d’asile. Il faut se demander pourquoi cette transversalité est devenue une nécessité pour la politique non gouvernementale en même temps qu’un horizon pour le projet communiste ou plutôt néo-communiste. L’une des raisons de ce fait vient certainement de la division du monde social en sphères d’activité distinctes et relativement autonomes. Les problématiques du soin, de l’éducation, de l’asile, de la nourriture, de l’architecture sont à la fois liées et étrangères les unes aux autres. Le travail, la production, ne sont plus – s’ils l’ont jamais été – le carrefour fédérateur à partir de quoi se déterminent les subjectivités et les pratiques quotidiennes. Mais il y a plus, peut-être : il y a ce que tu appelles, dans certains de tes textes, la fragmentation, sur laquelle j’aimerais que tu reviennes : fragmentation des luttes, bien entendu, si l’on veut, même si ce n’est pas en ce sens que tu emploies le terme, mais surtout séparation de plus en plus grande entre les individus – c’est le ressort des difficultés de plus en plus patentes à faire collectif. Fragmentation, en somme, comprise comme une distanciation avant l’heure de la distanciation que nous vivons encore en ce moment même : une atomisation sur laquelle tu viens aussi de revenir et qui est souvent plus flagrante en milieu métropolitain. Mais fragmentation, aussi, comme point de butée à toute totalisation, économique ou étatique, comme assomption d’une irréductibilité de certaines vies, de certains mondes, à ces processus de totalisation et d’abrasion. Est-ce pour toutes ces raisons, dont beaucoup viennent de la longue durée des rapports sociaux, que s’imposerait aujourd’hui, dans la résistance aux effets du capitalisme, l’impératif de transversalité ?

D’abord sur la question de la transversalité. La transversalité doit exister dans le même mouvement que celui de la fragmentation. C’est, de fait, un seul et même processus d’agencement. Des « mauvaises » fragmentations existent : depuis les maffias au sein du pouvoir jusqu’à celles qui vivotent dans un quelconque espace de relégation sociale, avec leurs formes microfascistes adossées à la recherche frénétique de la valeur. Pas de fragmentation sans des formes associatives. Mais dans le monde tel qu’il est, la première est la condition des secondes. Voilà le postulat que je voudrais proposer. Il ne peut y avoir à mon sens des nouvelles formes de coopération, d’entraide sans des profonds mouvements de dé-totalisation du monde de la marchandise dont l’État est le supplétif. D’autant plus que le pastoralisme étatique, qui se justifiait d’un contrat social ayant pour revers la subordination aux institutions de gouvernement, est en train de s’effondrer partout, y compris dans les pays avec les plus solides traditions d’État providence.

La transversalité n’est pas un mouvement qui va d’un point à un autre. Il ne s’agit pas de « traverser » mais de lutter contre la verticalité des structures hiérarchiques en suscitant, chemin faisant, des influences mutuelles entre des expériences. Lorsque des situations différentes rentrent en contact, en résonance, on peut créer les occasions de rencontres qui modifient la consistance interne d’une expérience (y compris de l’expérience institutionnelle, soyons optimistes !). La transversalité met au travail la production de versions à l’encontre des logiques de l’interprétation qui fonctionnent généralement par thèmes, des « idées fixes » des savoirs institués, supposés dire le vrai, partout, en toute indifférence à la singularité des situations.

C’est donc d’un travail de processualisation dont il s’agit, si on reprend un motif cher à Guattari, pour sortir des univers autoréférentiels « bornés » par des savoirs déjà fondés (on ne peut pas interpréter sans un savoir qui précédé l’expérience). On peut le dire autrement : les termes ne préexistent pas à leur relation possible. Ou mieux encore : les termes d’une relation appartiennent à la relation. C’est pour cette raison que j’aime à considérer le geste thérapeutique non pas comme l’adresse à un sujet, mais comme le soin que l’on porte à des relations situées, et dont le thérapeute fait partie. À ses risques et périls. Le « patient » en tant que tel n’existe pas avant sa rencontre avec le thérapeute. C’est ainsi que des savoirs cliniques peuvent se dégager de la gangue du déjà fondé et qui les rend captifs d’une anxieuse vérification. Isabelle Stengers dans La volonté de faire science disait : la thérapeutique est une technique opératoire où le technicien est pris, comme le patient, dans des mouvements mutuels d’influence. La thérapeutique est production de différence : elle fait différer des modes relationnels. Le reste, à mon sens, c’est de l’idéologie masquée en métapsychologie.

Déplaçons-nous à nouveau dans le terrain que nous partageons au sein des Communaux. Quel intérêt peut avoir l’hospitalité à l’égard des migrants, des fous, au-delà de son aspect compassionnel ? (Et c’est précieux). Ce qui nous intéresse, c’est aussi le refus de l’assignation à un statut de migrant, d’exilé, de fou, avec ses places identifiées. L’intérêt c’est que l’hôte, dans son acception française tout au moins, est autant celui qui accueille que celui qui est accueilli. Rappelons avec Ivan Illich (L’origine chrétienne des services)que l’hospitalité aura dégénéré historiquement en hospitalisme. Hospitalité, dans son étymologie, n’est pas loin de la notion d’hostilité. On n’est jamais loin de la frayeur devant l’étranger. Ce qui nous intéresse ici c’est que le migrant, le fou, dans leur étrangeté, sont autant de vecteurs de passages qui redessinent le paysage du monde dans lequel nous vivons. C’est même par les yeux de l’étranger que nous pouvons voir « notre » monde.

Prenons un « cas ». Un « squat » à Ivry où habitent plusieurs dizaines de migrants, dont des jeunes exilés, ancien entrepôt d’une entreprise chinoise abandonnée à la suite des contrôles des douanes. Un contexte ignoble d’expulsions de campements d’exilés en série. Premier confinement avec des espaces urbains désertés. Quelques personnes liées à des collectifs de soutien aux migrants lancent un appel à des hébergements solidaires. Des dizaines de migrants sont accueillis dans des appartements vides à la suite de l’exode urbain. Fin du premier confinement. Relatif retour à la normale. C’est là que nait l’initiative d’occuper un lieu porté par des collectifs et des réseaux amicaux. Les Communaux s’est intéressé à cette initiative qui porte avec elle une constellation de liens avec d’autres initiatives de solidarités et des luttes. Notre implication, parmi d’autres, aura contribué à agencer des nouveaux liens, des nouvelles coopérations qui se déploient au travers des pratiques d’écologie urbaines, des dispositifs d’accueil de personnes en souffrance, des initiatives d’enseignants universitaires qui accompagnent des exilés, des collectifs d’assistantes familiales et des psy de l’ASE de la Seine-Saint-Denis qui apportent de la nourriture et qui rencontrent des exilés qui habitent le squat, puis des tiers-lieux, des théâtres qui proposent de les accueillir, de les accompagner, de les « parrainer »… Puis un jour émerge, de la part de ceux qui se sont investis dans ce squat, l’idée de tisser des liens avec un EPADH qui jouxte le squat pour cultiver des espaces verts de l’établissement et les vouer à des formes de maraichage. Et encore, l’idée de créer une conserverie à partir de la récupération de nourriture, ce qui nous conforte dans le projet de création d’une « mutuelle sauvage » pour soutenir des processus comme celui-ci, ayant une base coopérative. D’autres collectifs se sont joints à cette initiative pour proposer leur savoir-faire… Et ainsi de suite. Tout ceci redessine un nouveau paysage. Tout ceci préfigure de nouvelles puissances ingouvernables.

Un point décisif ici me semble tenir à la différence entre ce que fait cet impératif de transversalité – au sens de ce qu’il produit – par différence avec les mots d’ordre politiques (et presque politiciens) habituels de « convergence des luttes » ou par rapport au fantasme – qui ressurgit toujours en période électorale nationale – de fabrication d’une nouvelle hégémonie par synthèse des programmes ou par recherche d’un signifiant-maître unificateur. Je me souviens d’une camarade qui s’écriait en riant lors d’une réunion des Communaux : « Tout le monde déteste la convergence ». N’y a-t-il pas, avec ces différences, des manières irréconciliables de concevoir la politique (à gauche) ou une politique de gauche ?

Revenons à la question de la fragmentation. Il s’agit de procéder par bricolage. Bricolage, débrouille, rupture avec ou altération des espaces institutionnels mais aussi préfigurations communalistes. Ce qui est redoutable avec les programmes gauchistes (et désormais on peut aussi parler du recyclage du gauchisme dans le communalisme), c’est qu’ils opèrent par identification préalable de sujets sociaux comme si ceux-ci, au-delà de leur statut de victimes (de l’exploitation, du racisme, du sexisme, etc…), devaient être toujours et encore émancipés. Comme s’il fallait l’appel de nouveaux éclaireurs pour les faire « converger ». C’est cela les bergers de gauche, bien sûr. Même « autonomes ». C’est oublier que ce qui est consubstantiel à la gauche c’est la poursuite de la coïncidence entre cette chose qui devrait rester indéfinie, et que pourtant ils s’acharnent à définir, le « peuple », avec le gouvernement. Dès que l’on commence à définir le peuple, c’est que l’on veut le gouverner. Même si cela passe par la chimère d’un autogouvernement et de toute la machinerie d’auto-identification spéculaire qui va avec. On va alors en appeler à des abstractions comme les « femmes », les « étrangers », les « jeunes des quartiers », les « racisés », les « fonctionnaires », les « ouvriers », et que sais-je encore, pourvu que ce soit des sujets supposés assujettis. Ou des sujets parce que assujettis… Bonjour l’asphyxie ! Bonjour l’ambiance dans les assemblées rassemblant ces sujets et leurs identités rivales ! Et alors, face à l’étouffement des assujettis entre eux, intersectionnellement assujettis, on convoque fantasmatiquement l’espoir des soulèvements. Mais alors, lorsque ceux-ci arrivent, les gauchistes restent tétanisés car la composition des soulèvements est inintelligible au regard des catégories convoquées. Et en plus c’est souvent violent. En tout cas toujours prématuré, immature ou irresponsable ou menaçant la fameuse convergence des luttes du « plus grand nombre », etc… Et ainsi va le monde des gauchistes et des autonomes possédés par des idées…

Plusieurs des expériences qui se réfléchissent et se transforment dans les Communaux entretiennent, comme nous tous en réalité, des relations avec les institutions publiques et souvent avec l’État. Comment définir ce rapport singulier à l’État qui tente de ménager un nouvel espace situé à la fois, comme je t’ai entendu le dire en réunion, dans les institutions et en dehors des institutions ? De cette manière, tu parles d’une double détermination du commun par rapport au public : en hériter, d’un côté, et l’altérer, de l’autre. Et comment situer cette position, très liée selon moi à la configuration étatique française (ou européenne) au demeurant, par rapport aux utopies d’une démocratisation radicale des services publics et de leurs transformations en commun(s) ? Une école, une santé, un urbanisme, une production d’énergie ou d’aliments pour toutes et tous et par toutes et tous, mais en s’appuyant de ce qui reste de l’État dans ces domaines, plutôt qu’en s’en affranchissant intégralement, comme nous y invite au fond le néolibéralisme ordinaire : ne serait-ce pas, en définitive, cela l’utopie réaliste et anticapitaliste de notre temps ? Et quelle serait dès lors la contribution des Communaux, ou d’une fédération de communaux, à un tel scénario ou à une telle figuration du communisme ?

C’est dans ce sens qu’il faut encore et encore parler d’agencements entre ruptures et transitions. Et cela concerne aussi les institutions. Il nous faut nous réapproprier nos manières de faire exister des expériences communes, des formes de transmission. Comment ignorer alors ce que nous appelons les « services publics » ? Soit pour saboter frontalement les institutions, soit, parfois pour les altérer… A propos des services publics, je voudrais ajouter un mot. Il y a en leur sein une sorte de fantôme : celui de l’évidence indépassable de la chaine du commandement. Les « agents » des services publics ne se rendent pas compte qu’ils sont déjà autonomes, qu’ils partagent des valeurs communes, qu’ils ont leur propre sens du devoir sans l’injonction de leurs supérieurs, qu’ils prennent soin des vulnérabilités, qu’ils déploient des formes de coopération sans ordre donné par des chefs hiérarchiques, et même plutôt souvent contre ceux-ci. Ceci est déjà opératoire au sein de nombreux services publics.

Je disais ailleurs que les insurrections arrivent et passent alors que les révolutions insistent. Il faut que, dans les actualisations révolutionnaires, nous soyons armées. Et ces armes (comment l’imaginer aujourd’hui autrement ?) sont celles de la démobilisation, de la démission, du débranchement. Mais aussi, positivement, celles de la création, des amitiés et une culture de l’attention. Nous sommes capables de nouveaux devoirs. Cela pose alors la question de la production de normes, de nouvelles valeurs. Lorsqu’on parle des figurations du communisme, j’aime beaucoup cette expression, nous ne pouvons pas passer à côté de la question des valeurs partagées.

À ce propos, dans un autre registre, Pierre Macherey, dans un texte important que j’aime me rappeler (Pour une histoire naturelle des normes), nous dit : le problème avec les normes c’est de les adosser au « grand mythe des origines ». Le problème c’est de rapporter les normes à la loi elle-même « en constituant celle-ci comme une essence inaltérable et séparée : comme si la norme avait une valeur en soi, pouvant être mesurée au prix d’une interprétation, comme si la vérité se tenait en deçà de ses effets, ceux-ci ne jouant à son égard que le rôle des symptômes ».

Ce qui caractérise les normes, c’est leur productivité et leur immanence. C’est le rapport d’appartenance à la communauté singulière et non pas à une communauté humaine générique qui permet de considérer la norme comme le lieu d’effectuation du transindividuel. J’ajouterai : comme le lieu de la production de morales immanentes à la communauté mais à condition que celle-ci maintienne ouvertes des voies vers le dehors qui empêchent les subjectivations autoréférentielles. Pour cela il faut que la communauté soit toujours contrainte par d’autres agencements que ceux qui la font consister en apparence, et seulement en apparence, en tant qu’identité. La norme est ainsi le lieu de production d’une sédimentation de « valeurs » en perpétuelle transformation. Elle est le lieu aussi de la transmission. Et contre les valeurs de prédation, les formations sociales paranoïaques hantées par la crainte de l’intrusion, quelles autres armes que l’entraide et la réciprocité ? Quoi d’étonnant que nous trouvions dans la coopération la joie de ne pas être condamnés à être nous-mêmes, à pouvoir devenir autre chose que ce que nous sommes déjà ? Cette coopération est déjà une conspiration.

Et si la valeur de la conspiration est ce qu’il y a de plus vivant dans l’histoire réalisée du communisme, contre son idéologie, c’est que celle-ci réunit en elle le combat et l’amitié. Mais cette conspiration est aussi conjuration sans fin : il faut conjurer les formes déjà-là et celles à venir des machines à gouverner. Le reste, c’est-à-dire, le formalisme organisationnel communal, voir son indispensable fédéralisme, si l’on reprend les vieux mots communards, viendra de surcroit. Chaque géographie physique et existentielle, terrestre ou céleste, a ses histoires et ses héritages qui configurent des sensibilités communes et des manières d’habiter des territoires vécus.

J’aimerais finir avec les mots d’un philosophe espagnol, un ancêtre qui m’était méconnu. Je parle d’Agustín García Calvo, que j’ai déjà évoqué, et qui proposait en 1977 dans sa conclusion de Qu’est-ce que l’État, de se défaire de la réalité idéologique de celui-ci tout autant que des téléologies révolutionnaires. Ceci commençait ainsi :

« Pour notre part (et je ne sais pas de qui je parle)… ».

Pour poursuivre ensuite :

 « (…) reconnaissant le caractère réel de l’idéalité de l’État qui vit en nous, nous nous étions mis à le décrire et à tenter de révéler sa définition et ses conditions, au cas où, au lieu de finir réduit à n’être qu’un nouvel élément de la Culture et qu’un nouvel apport à la somme de l’Idéologie, cela pouvait servir d’aventure à démonter d’une façon ou d’une autre, en le dévoilant un peu trop, l’appareil idéologique de l’État, part nécessaire de sa Réalité. Mais que cela puisse avoir lieu d’une façon ou d’une autre, ou plus d’une façon que de l’autre, bien entendu nous ne le savons pas et personne ne peut l’assurer : on verra bien ce que ça dit, comme disent les gens ; laissons-le donc dire, autrement dit, faire ce qui se peut. » (Nous soulignons).

On laissera à d’autres les usines à gaz d’un monde postrévolutionnaire (communaliste, municipaliste…, ou ce que l’on voudra). Nous restons pour l’instant attachés (« et je ne sais pas de qui je parle ») à nos réalités en train de se faire contre le réel de l’État dans ses noces monstrueuses avec le capitalisme.

Pantin-Les Lilas, solstice d’été 2021.

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