Entretien

Cet entretien a été réalisé, à la demande du Palais de Tokyo, en échange de quelques sous, avant le confinement à la suite de la pseudo-apocalypse planétaire du Covid-19. Ceci dans le cadre de leur saison 2019-2021 intitulé Fragmenter le monde. Il devait être publié au magazine Palais

Macron (peintre de poterie)
Makron, peintre de poterie. Achille avec le corps d’Hector, le broyage interne à une coupe.

Fabien Danesi : Dans ton livre En finir avec le capitalisme thérapeutique, tu évoques le soin comme une affaire de pratiques singulières qui font communauté, et tu définis la thérapeutique comme un « ensemble de techniques de mise en relation ». Peux-tu revenir sur ces deux termes, « soin » et « thérapeutique » ?

Josep Rafanell i Orra : Il y a dans cette proposition quelque chose de l’ordre d’une réactionface à la capture du soin par les institutions. C’est-à-dire, contre une logique qui fait que les relations de soin « s’encastrent » dans un déjà-donné : des relations à des êtres déjà «individués », avec des places déjà distribuées. Alors que le soin n’est qu’une forme de co-individuation, le surgissement de devenirs entre des êtres, dans lesquels sont pris aussi bien ceux qui soignent que ceux qui « font l’objet » du soin. Appelons cela des rencontres. On ne prend jamais soin d’individus mais des relations.Mais on pourrait dire aussi, plus largement, ensuivant Isabelle Stengers : le soin est la création de nouveaux rapports. Dans notre époque de réseaux, nous sommes littéralement ensevelis par une offre insensée de relations, qui nous laissent intacts puisqu’elles en viennent à confirmer des identités. « Je suis ceci ; je suis cela, cela ». Par contre créer un rapport, c’est une toute autre affaire. Qu’est-ce que se rapporter à ? A quoi nous oblige un certain type de rapport plutôt qu’un autre ? Le soin engage des techniques singulières qui ont le pouvoir de faire exister un monde, le devenir d’expériences communes. Il en va ainsi pour les pratiques de jardinage, la consommation d’hallucinogènes, l’accueil de l’expérience de la folie ou les manières d’habiter une émeute. Dans tous les cas il s’agit de manières d’appartenir à une situation qui émerge entre les êtres… En ce sens toute thérapeutique est politique lorsqu’elle affirme des modes d’existence contre ce qui en dénie leur possibilité.

FD : Insister sur la relation, c’est aussi quitter la position dominante du scientifique, du médecin, du psychothérapeute qui serait dans un rapport d’autorité. Il faudrait abandonner cette position afin qu’advienne quelque chose…

JR : Il faut considérer la thérapeutique comme une écologie de l’individuation, des processus transindividuels. On sait que cela est exclu par nos traditions thérapeutiques « dominantes », au nom de l’objectivation d’un processus, de la représentation de la psyché, de l’esprit, que sais-je… Ou pire encore, au nom d’une prétendue éthique du « Sujet » qui homogénéise la pluralité de modes d’existence des humains dans un universel ontologique souverain. Universalité dont la mise en question est censée nous replonger dans l’archaïsme communautaire. Lorsqu’on s’intéresse aux mondes dits « traditionnels » – je mets les guillemets car les thérapeutiques occidentales ont aussi leurs traditions – on constate qu’ils n’ont pas l’exorbitante prétention à instituer une ontologie hégémonique. Il y a une généalogie du sujet en occident. Et elle comporte aussi des pratiques dissidentes. Une grande partie des travaux généalogiques de Michel Foucault ne nous parle que de cela. Ainsi, dans L’herméneutique du sujet, lorsqu’il fait apparaître la figure de Demetrius comme une bifurcation contre la tradition socratique d’un rapport « de soi à soi », ou des pratiques d’examen de conscience au profit d’une éthopoïètique où il est question de « savoirs relationnels », des manières d’habiter le monde par lesquelles se constitue la communauté.

Ajoutons encore à sa suite qu’il n’y a pas de gouvernement sans sujets à gouverner. Et la meilleure forme de gouvernement est celle où les sujets se gouvernent eux-mêmes dans leur souveraineté supposée. Drôle de conception de l’autonomie ! Or dans des mondes « autres », les thérapeutiques, ce sont des pratiques de médiation entre des êtres, humains et non humains : esprits, divinités, ancêtres, plantes, animaux… Et entre leurs mondes. Convocation d’êtres hétérogènes dont l’enchevêtrement fait surgir des lieux singuliers. Donc oui, là aussi se posent des questions techniques très complexes. Appelons-les « cosmotechniques ». Ce qui me semble important de souligner c’est que les thérapeutes traditionnels ne prennent pas soin d’« individus », ni de « sujets » mais des relations indissociables de communautés singulières. L’individu « malade » devient alors, par « art de magie », si l’on veut, un opérateur d’hétérogenèse. La magie est un agencement qui nous rend capables de convoquer d’autres mondes. On ne prend pas de l’ayahuasca n’importe comment, juste pour s’éclater.

FD : Ce sont des dispositifs qui sont tout aussi codifiés…

JR : Un dispositif non pas en termes de codifications mais d’agencements dont on peut cartographier les lignes entremêlées. Et ces lignes, comme le dit Deleuze dans son commentaire de Foucault, ont plusieurs dimensions : lignes de visibilité, d’énonciation, de force, de subjectivation. Et en dernier terme des lignes d’expressivité : une esthétique de l’existence ou ses modes d’expression.

Mais si tout dispositif est un dispositif de pouvoir, il contient aussi des fractures, des lignes de fuite. Disons des contre-dispositifs possibles qui font surgir un « dehors ». C’est là que se pose la question de la création où des puissances nous rendent capables de convoquer de nouveaux rapports entre des êtres, par lesquels des mondes peuvent se reconfigurer. Il nous faut alors sortir de la fiction du « témoin modeste » qui prétend que je ne suis que le porte-parole d’un régime d’intelligibilité qui dirait la vérité des choses en elles-mêmes. Et il faut alors suivre jusqu’au bout Donna Haraway lorsqu’elle revendique des « savoirs situés » qui traduisent notre appartenance à une situation. Dans ce sens, ce qui fait événement c’est ce que nous allons pouvoir mettre en partage : un monde dans lequel l’expérience commune se met à exister.

FD : Cela permet de sortir de cette dialectique objectivité/subjectivité où la subjectivité cherche à atteindre un stade transcendantal en effaçant sa position, c’est-à-dire les traces qui précisent « d’où l’on parle », comme on disait d’ailleurs politiquement dans les années 1960-1970.

JR : « D’où je parle », oui. Non pas depuis quelle place, dans le monde tel qu’il est, mais depuis les mondes en train de se faire auxquels je peux contribuer. Mais là encore il est bon de rappeler une autre proposition de Stengers : faire différence entre le possible et le probable. Les catastrophes du système-monde de l’économie sont probables, prévisibles. L’invention de formes de communautés émancipatrices, avec leurs tissages d’entraide, de solidarité, se situent dans le possible. C’est en leur nom qu’il faut affronter, lutter, résister au probable. Une politique de l’expérience nous dit toujours notre appartenance à une situation. À ses histoires passées comme à ce qu’elle va faire advenir. « Dans quel sens, dans quel sens ? » disait Deleuze en reprenant Lewis Caroll. J’y lis l’imbrication entre ce qui fait sens et les perspectives qui nous entrainent dans des devenirs.

FD : Et ce travail généalogique, comment l’entends-tu ? Est-ce un effort de conscientisation ou de déconstruction ? Pour le thérapeute, s’agit-il d’être conscient de tout son bagage et de tout ce qu’il amène avec lui ou s’agit-il de l’amener à desserrer l’étau que supposeraient un savoir, des connaissances, des pratiques, des techniques qu’on a assimilées, mais qu’on naturalise en quelque sorte ?

JR : Je ne pense pas en termes de conscientisation ni de déconstruction. Je pense plutôt en termes de mondes sensibles à partager, de nouvelles perceptions qui destituent l’évidence du présent. Nous vivons peut-être, plus que jamais, dans « un moment du soin » ou de la réparation. Celui des mondes à cultiver, avec leurs « connexions partielles » (encore Stengers) et des processualisations. Guattari disait que ce dont nous avons besoin ce n’est pas d’« interprétations » mais de processualisations pour sortir des systèmes bornés par leur auto-référentialité. C’est-à-dire, en reprenant ses mots, de « forger » d’autres scènes rendant possibles des nouveaux processus de subjectivation. Mais qu’est-ce alors un processus ? C’est l’attention portée à des rencontres par lesquelles s’agencent autrement les relations. Et c’est par hétérogenèse que nait la différence.

FD : Et ces agencements, est-ce une alternative à l’autonomie, cette autonomie qui a quand même constitué de manière prédominante les discours modernes ?

JR : Oui. Il faut cesser d’entendre par le concept d’autonomie l’institution souveraine d’un sujet réflexif. L’autonomie, paradoxalement, mais seulement en apparence, est une forme située d’interdépendances, l’intensification d’existences enchevêtrées. Mais il nous faut aussi concevoir l’autonomie dans sa positivité et dans sa négativité. Je disais ailleurs : positivité en tant qu’elle contient l’affirmation de formes de vie et passe alors par l’instauration de nouvelles codéterminations, des nouvelles dépendances entre des manières d’être. L’autonomie est ici ce qui fait qu’une existence détermine d’autres existences, et qu’elle est déterminée par celles-ci dans le même mouvement. Mais elle comporte aussi sa part de négatif : elle est, simultanément, un refus de l’ordre hétéronome imposé par le gouvernement de sujets atomisés.

Dans ce sens l’autonomie ouvre à des devenirs ingouvernables et, dans le même mouvement, à l’instauration de notre appartenance à des mondes communs.

FD : Est-ce que cette question de l’appartenance ne vient pas briser l’opposition dialectique entre identités subies et identités choisies ?

JR : Le retour à la question des identités, y compris « choisies » me semble être un des travers de notre temps. Plus que jamais, la question de la désidentification reste au cœur d’une politique de l’émancipation. L’histoire glorieuse du prolétariat, en tant que refus des assignations aux catégories policières, telle que la retrace magnifiquement Jacques Rancière, a consisté à toujours sortir des prisons de l’identité de classe. Le dernier mouvement insurrectionnel d’envergure, dans l’Italie des années 1970, était porté par un processus d’auto-négation de la classe ouvrière en tant que classe productive. Une réactivation du moment communard que Marx sut célébrer avec son superbe pamphlet La Guerre civile en France. L’incandescence de la désidentification est toujours d’actualité. Nous l’avons encore vécue récemment avec le soulèvement des gilets jaunes. Nous n’en avons pas encore fini, dans nos contrées « occidentées », avec cette histoire mineure des vaincus.

Je voudrais ajouter ceci : ce qui me semble aujourd’hui caractériser la nouvelle gouvernementalité, que l’on peut appeler « libérale fasciste », ce n’est plus seulement l’ancienne distribution des identités par les institutions pastorales mais leur intégration dans les flux totalitaires de la valorisation. Il n’y a rien de plus identitaire aujourd’hui que ce qui se joue dans la démente expansion d’un monde en réseau. Des « moi » boursouflés avec leurs décisions fatales : « j’aime », « je n’aime pas », « je suis ceci », « je suis cela », « je réussis », « je ne suis rien » … Nous le savons, la gouvernementalité qui vient ne tient que par la mise en réseaux (et par sa police). Le devenir smart city du monde. Et tant pis pour les foules croissantes de gueux. Mais au bout, demeure, comme dans le vieux capitalisme « à la papa », le régime universel d’équivalence voué à détruire les singularités incompossibles avec la marchandisation.

FD : Je reviens sur une chose qui m’a beaucoup marqué dans En finir avec le capitalisme thérapeutique. Tu donnes cette définition de la magie que je trouve vraiment belle : « le choix de ce dont nous sommes capables contre ce qui nous rend incapables d’agir ». J’aime beaucoup l’idée que la magie se situe, d’une certaine manière, en dehors de la pensée dialectique et que tu utilises une formule redoutablement dialectique pour évoquer cela. Peux-tu revenir sur cette formulation ? Est-ce là que se joue pour toi une alternative à cette culture métropolitaine ?

JR : Ce que j’essaie de dire, c’est que toute affirmation contient toujours en elle sa part de négation. On voit surgir aujourd’hui un foisonnement de formes de pensées et de pratiques qui s’attachent à l’affirmation, à la création, à la réparation, au soin… Des réappropriations techniques « qui nous rendent capables ». Mais elles ont souvent en elles une phobie du négatif qui me laisse perplexe. Les formes d’affirmation qui font exister des mondes communs, ne le font-elles pas contre ce qui en dénie la possibilité ? Assumer la part du négatif contenue dans toute affirmation est, à mon sens, un geste éthique. Nous ne pouvons pas dissocier la création de l’affrontement. C’est tout de même singulier d’entendre une certaine gauche clamer son indignation face aux murs à la frontière mexicaine construits par Trump, mais qui ne voit pas les barbelés de Calais à notre porte. La police française ne contribue-t-elle pas depuis des années à la politique criminelle de Frontex qui a fait de la Méditerranée un cimetière ? Ce qui est assez ahurissant, c’est la capacité à faire exister des fragments du monde habitables et, en même temps,vivre dans la non-perception de l’ennemi. Cette sorte de dissonance cognitive, on la retrouve dans certaines formes d’écologie politique aujourd’hui.

FD : Comment articules-tu fragmenter le monde et fabriquer des mondes ? Pour fabriquer ces nouveaux mondes, il faut nécessairement fragmenter celui qu’on nous impose, qui cherche à unifier tout…

JR : La fragmentation du monde rejoint la fabrique des mondes lorsqu’on pense en termes d’expériences transitives, dans les sens de William James, qui ont lieu de proche en proche. Celui-ci, dans ses Essais empirisme radical, définit l’expérience comme une « étoffe » qui nos dit que la vie se trouve tout autant dans les transitions que dans les termes reliés. On pourrait parler de régions de l’expérience et leurs coalescences avec d’autres régions. Dans Fragmenter le monde je propose de créer les possibilités de nouvelles associations entre fragments. Et pour cela, il faut combattre les logiques de totalisation des mondes subsumés en un monde « Un » par l’économie et sa gouvernementalité. Mais parce que l’on tient à notre expérience ! Il y a les expériences processuelles et puis il y a aussi des « sauts ». Des ruptures, des basculements. Et tout saut suppose la croyance dans un monde qui nous appelle mais dont l’amorce est déjà là, ici et maintenant. Après tout, on pourrait dire qu’il s’agit de réactiver les anciennes histoires communales. Des communaux, leurs alliances et associations, contre la totalité souveraine de l’État, la gestion de ses sujets, la représentation.

FD : Quelle serait selon toi l’alternative à ce principe de représentation ?

JR : À mon sens, la représentation n’est qu’une forme de séparation d’avec nos expériences communes. Ce qu’il nous faut, c’est mener un vaste et passionnant travail d’enquête qui peut être, dans le même mouvement, un travail d’instauration de nouvelles manières de nous lier, de faire exister nos expériences, de nous réapproprier des techniques, de recréer des rapports à nos milieux. Au cours de ces enquêtes et expérimentations, il y a des alliances à fabriquer. Il sera bien question de ruptures politiques dans les temps à venir. Mais aussi des transitions techniques pour débarrasser le monde des infrastructures toxiques. Pour cela, en appeler encore aux machineries de la représentation politique, avec leurs logiques de délégation de l’expérience, me semble une erreur fatale. Une autre lignée politique est en train de resurgir : celle des traditions communardes. Quelque chose va se jouer entre la figure du communard, dans sa puissance destituante, avec ses soulèvements et ses formes de sécession, et celle du « communier, » dans le sens anglo-saxon du terme commoners lesquels, contre le droit propriétaire, oeuvrent à l’instauration de formes de vie communes guidées par des logiques d’usage et de coopération.

FD : Dans cette pensée de la fragmentation du monde, est-ce que l’art apparaît à travers les formes de vie ? Cela me fait penser à tout ce qui a pu être tenté avec les avant-gardes, qui supposaient que leur production était à relier avec des expériences existentielles, des nouvelles manières d’habiter le monde. Tu es souvent intervenu aux Laboratoires d’Aubervilliers…Quel est ton rapport à l’art ? Est-ce quelque chose qui t’intéresse ? Es-tu en compagnonnage avec des artistes ?

JR : Je n’ai pas une grande légitimité pour en parler. Je m’attarderai juste sur un aspect qui semble prendre le pas dans beaucoup d’institutions d’art contemporain : les tentatives de repolitiser l’art à partir du réencastrement de l’œuvre, et de la performance, dans la dénonciation des effondrements du monde et des tensions sociales qui en découlent. Mais sommes-nous ici dans de nouvelles formes de partage du sensible, ou plutôt dans des formes de démonstration ? Je dirais que ce qui domine est une sorte de clivage dans nos perceptions. Ainsi, lorsqu’on prend pour prétexte la violence faite aux migrants ou les désastres écologiques que l’on expose, à travers des œuvres, dans des lieux financés par l’État, État qui est lui-même l’agent de cette violence, ou par des fondations liées à des entreprises qui sont des machineries de destruction écologique, c’est plutôt embarrassant, non ? Mais au-delà de l’embarras, le problème c’est que l’on reste encore dans le domaine de la représentation, et donc de la séparation d’avec l’expérience commune. On peut parler alors d’esthétisation de la politique, et non plus d’une politique de l’expressivité.

FD : Comment l’entends-tu, ce mot « expressivité » ? Pour toi, ce n’est pas une expressivité individuelle, puisqu’on est sorti du registre de l’individu, de l’expression de soi…

JR : C’est la question de la mise en jeu des perceptions : comment crée-t-on les conditions de nouvelles perceptions partageables ? On en revient aussi à la question des dispositifs. De quels dispositifs parle-t-on ? De ceux des institutions ? Quels sont alors les agencements qui contribuent à la manifestation du monde et non pas à sa pure représentation ? Je ne saurais pas répondre à cette interrogation. J’ai bien peur que, la plupart du temps, « la démonstration politique » par les moyens de l’art produise des effets paradoxaux d’aveuglement et de dissociation que l’on a déjà évoqués.

FD : Tu veux parler de la distance entre le mode de fonctionnement structurel des institutions et les représentations que ces mêmes institutions génèrent ?

JR : Oui. Et on peut ici situer un autre problème, ce que l’on peut appeler la fabrique du public. Le public comme organe passif accouplé à l’institution où plus rien des fabriques du commun ne subsistent. Le commun est toujours génératif. Il nous sort de la passivité que produit la mise en spectacle.

FD : Dans cette histoire de fragments, il y a quelque chose à la fois de l’ordre de la situation au sens de l’Internationale situationniste mais aussi de l’ordre de la constellation, au sens de Walter Benjamin avec une façon de penser dans la pluralité, dans la multiplicité…

JR : J’insiste, ce qui me semble important c’est engager des logiques génératives. Comment les fragments peuvent-ils devenir génératifs ? Seulement lorsqu’il y a des rencontres entre des hétérogènes. Oui, des situations, au sens plein, à partir desquelles des connexions partielles peuvent s’opposer aux logiques des blocs contre blocs. Il y a des modes d’expressivité propres à chaque fragment. C’est de compositions que naissent les expressions singulières. Les romantiques allemands, membres de l’Athenaeum, ne s’y trompaient pas lorsqu’ils revendiquaient pour le fragment sa pluralité, son aspect germinal et génératif. Ainsi, nous dit Daniel Wilhem dans son commentaire du fragment romantique (Les Romantiques allemands) : « (…) Le fragment opère en sous-oeuvre en sur-oeuvre. Il fonctionne à la manière d’un exergue maintenu : il s’inscrit hors de l’oeuvre, et il l’accomplit, il la surveille en quelque sorte dans son accomplissement. Il ne disperse pas la mise en oeuvre, il ne la fait pas éclater, se morceler ; il la rend plurielle, nombreuses, la plus nombreuse possible. Au fond, le fragment, dans son rapport à l’oeuvre d’art, est, si l’on peut dire, plus-que-présent : toujours en acte, mais n’étant pas, ni ici, ni là, pour être plus loin, absolument, infiniment ».

FD : Pour exprimer la mise en relation d’univers hétérogènes, tu évoques dans ton livre En finir avec le capitalisme thérapeutique les « peuples de conteurs ». Bien sûr, pour toi, les artistes ne sont pas les seuls à avoir capté ce pouvoir-là. Ils ne sont pas les seuls dont on peut écouter les histoires. Mais, personnellement, ce que j’aime beaucoup dans ma pratique curatoriale, c’est de côtoyer des artistes qui s’émancipent souvent des spécialisations. J’ai justement l’impression qu’on peut penser le monde quand on établit de nouvelles commutations, quand on détermine de nouveaux rapports entre des choses qui jusqu’à présent étaient dissociées. Les artistes participent à ce mouvement. Ils vont mettre en jeu un rapport entre des choses qui jusqu’à présent appartenaient à des univers différents et participaient à des processus d’abstractions. Ces commutations permettent de faire émerger des pôles d’intensité Quand tu évoques les « peuples de conteurs », à qui pensais-tu ?

JR : Je pense au rôle du narrateur comme à celui d’un intercesseur qui prend soin des manières de rendre compte des trajets entre des mondes. Il se peut que dans le rôle du curateur il y ait quelque chose de cet ordre-là. Et après-tout, étymologiquement n’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre du soin dans le mot « curateur » ? Raconter une histoire, exige aussi de créer des conditions pour qu’elle puisse être entendue. La figure de l’artiste pourrait être celle d’un itinérant entre des mondes, en quête de manières de traduire des formes d’expression entre des mondes disparates. Le curateur pourrait en être le facilitateur, attentif à ces formes de traduction-transduction. Attentif non pas à la « représentation » mais aux manières de rendre présent. On a moins besoin de députés que d’explorateurs et d’interprètes, nous dit Baptiste Morizot avec sa figure du diplomate (Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant). Les diplomates ne prétendent pas au rôle du représentant. Ils sont alors des faiseurs d’histoires qui rendent compte de nouvelles présences, entre un ici et un ailleurs. J’ai convoqué ailleurs (dans l’ouvrage collectif Itinérances) la figure de l’itinérant. En un sens un itinérant c’est celui qui accepte de se dire : je pars, je me saisis de l’expérience des autres, ailleurs, et je reviens. Mais lorsque je reviens, ce n’est plus jamais au même lieu. Et je ne suis plus le même. Le contraire, c’est se conformer à la monstrueuse figure du touriste. Tourisme de l’art, tourisme de la politique. Il y a ici quelque chose de pornographique dans la représentation.

FD : Tu disais que pour accueillir des migrants il fallait déjà avoir un monde.

JR : Tout à fait. « Ai-je un monde pour accueillir d’autres mondes ? » C’est cela aussi que nous dit le migrant. Et la France «pays d’accueil » n’a pas très belle figure. On retrouve la question de la pluralité des formes de vie qui font monde. Il y a dans l’hospitalité, soit une logique d’enfermement, où domine l’idée de l’étranger (xenos : voir à ce propos le splendide texte d’Ivan Illich, « L’origine chrétienne des services », dans La perte des sens), soit l’acceptation qu’un mode ne peut devenir habitable qu’au travers de rencontres avec ce qui fait différence, c’est-à-dire l’étrangeté.

FD : Des styles de vie, avec tout ce qu’ils impliquent encore de pluriel dans la manière de mettre en jeu des coexistences. Est-ce proche de l’hypothèse communiste ?

JR : J’appelle encore communisme le partage des modes d’existence. Le communisme n’est rien d’autre que des pratiques de communisation. Ou l’affirmation de mondes communs contre ce qui en dénie la possibilité. Je crois que le mot communiste permet de nous penser dans des manières plurielles d’affronter le monde totalisant de l’économie avec son cortège de destructions. Et dont ceux qui prétendent nous gouverner n’en sont que les ventriloques attitrés s’agitant dans un pénible décor.

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