Entretien croisé avec Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre, réalisé par Josep Rafanell i Orra et Johan Badour.
Deux livres importants viennent de paraître avec quelques semaines d’écart. Celui de Jérôme Baschet, Une juste colère. Interrompre la destruction du monde (Éditions Divergences, 2019). Et celui de Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points (La Découverte, 2019).
Les deux nous proposent de revenir, de manières différentes, sur le surgissement des gilets jaunes comme un événement qui a pu renouer avec une tradition communarde que l’on ne croyait plus possible dans nos contrées, malgré l’intensité du cycle de révoltes réinitié à partir de 2016 : luttes contre la Loi du travail, résistances acharnées dans les ZAD… Chacun d’eux s’attarde sur l’importance qu’a pu prendre le refus de la représentation politique et la conjuration des abstractions idéologiques étayées sur un sujet social supposé sommeiller dans chaque soulèvement.
On peut considérer que l’irruption des gilets jaunes n’est pas « un énième mouvement social » à proprement parler. Il est le signe, en actes, d’expériences situées disruptives, tout autant dans les ronds-points, les cabanes, les maisons du peuple que dans des émeutes s’incarnant comme force transversale contre l’ennemi commun. On pourrait ajouter que cette irruption a pu longtemps échapper à la possibilité d’une gestion policière, si celle-ci n’est pas réduite à une action strictement négative, celle qui tabasse, mutile et tue à l’occasion. Il faudrait alors s’attarder sur la double tentative gouvernementale d’asphyxier cette révolte. D’une part l’action impitoyable de la basse police. D’autre part, dans le même temps macroniste, la mise en spectacle d’une autre démarche policière sous le signe de la « démocratie participative » au travers le Grand débat largement célébré par les médias. Peut-être sommes-nous alors face à un avatar de ce que l’on pourrait appeler le libéral-fascisme comme mode de gouvernement.
C’est donc parce qu’elle est située, enracinée dans des pratiques locales ordinaires, que la révolte des Gilets jaunes a pu se défaire des cadres finalistes avec lesquels les machineries des partis et des syndicats, mais aussi les milieux radicaux, parviennent régulièrement à étouffer, neutraliser ou rendre fatalement minorées des émergences révolutionnaires.
Il est peut-être donc question d’un potentiel communard qui est parvenu à ébranler l’évidence d’un régime gouvernemental œuvrant avec acharnement à l’atomisation. Il se peut que nous assistions à l’ouverture de nouvelles logiques d’associations inattendues, au devenir imprévisible, dont le localisme des luttes en sont des brèches qui ne sont pas prêtes à se refermer. Pour le dire autrement,on peut faire le pari que ce qui est en jeu c’est l’émergence de zones formatives d’une politique de l’expérience, des manières de nous lier, nous allier au plus loin de la « convergence des luttes » fatalement inféodée à des abstractions idéologiques dans leur phase terminale.
On aimerait avoir recours, ici, pour conclure notre prélude, aux mots de William James à propos de l’expérience transitive : « la vie se trouve dans les transitions tout autant que dans les termes reliés ; souvent, elle semble s’y retrouver plus intensément, comme si nos jaillissements et nos percées formaient la vraie ligne de front […]. Sur cette ligne, nous vivons tout à la fois prospectivement et rétrospectivement. Elle relève “du” passé dans la mesure où elle provient exclusivement de la continuité du passé ; elle relève “du” futur dans la mesure où le futur, quand il arrivera, sera sa continuité » (William James, Essais d’empirisme radical).
Ce dont il est question c’est donc d’une interruption du régime d’une temporalité « présentiste » et par là, de la convocation de « traditions cachées » (pour citer l’un et l’autre de nos auteurs) qui rendent la politique habitable. Et dès lors, de la possibilité que des nouvelles voies ouvrent à l’invention d’autres devenirs de l’émancipation.
Est-ce alors une multiplicité d’ancrages et de débordements, dans les mondes les plus ordinaires, qui nous permettra d’ébranler les modes de gouvernement du cosmocapitalisme qui nous conduit au désastre ? Mais alors, qu’en est-il de la forme-État dans la perspective des bouleversements qui s’annoncent ? Est-ce à nouveau la Commune, réinventée, qui pourra reconstituer la nouvelle onde de choc révolutionnaire qui s’amorce avec la vague planétaire de soulèvements de ces derniers temps?
Nous avons proposé à Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre, autour de ces questions et de bien d’autres, de revenir sur leurs livres respectifs pour les lecteurs de Lundimatin.